ARABE - Littérature arabe

ARABE - Littérature arabe
ARABE - Littérature arabe

La littérature arabe a vécu jusqu’au XIXe siècle sur ses propres concepts, en définissant ses propres catégories. C’est dire qu’en ce domaine toute manipulation imprudente conduit à l’incompréhension, tout rapprochement hasardeux altère la réalité des faits. Si l’on s’entête ici à partir du concept de littérature, tardivement et fort mal défini d’ailleurs en Europe, on sera contraint de procéder à une cueillette de réalisations disparates où l’on aura reconnu des traits conventionnellement retenus pour définir le « littéraire ».

Les Arabes ont attendu la fin du XIXe siècle pour attribuer au mot adab le sens de littérature et signifier ainsi que leur production allait souscrire à des normes devenues peu ou prou universelles. En attendant ce ralliement et l’évolution qui s’ensuivit, il faut analyser cette œuvre monumentale par référence à la stratégie culturelle qui fixa l’essentiel de ses orientations. Ainsi pourrons-nous percevoir le mouvement qui l’anime, comprendre les règles de son économie et adopter des lignes de force spécifiquement littéraires, reliées à l’histoire et non plus à l’événement dynastique.

Un fait s’impose à l’observation: si la poésie précède l’islam de plusieurs siècles, c’est autour du Coran que se déploie le dispositif culturel arabe. Les disciplines linguistiques – la grammaire et la philologie, la lexicographie, plus tard la rhétorique – entreprennent d’établir le pouvoir du discours sur la langue. La pensée, le temps et l’espace sont colonisés par le théologien avec – et contre, dans une certaine mesure – le philosophe, l’historien, le géographe. La loi est l’objet d’une élaboration sans cesse affinée du texte juridique et politique. Tout relève d’une entreprise scientifique conduite par des clercs.

Cette entreprise n’a pas été menée à son terme sans conflits violents. Comme le révèle le flux des conversions, l’Islam n’a pas gagné immédiatement à sa cause les peuples conquis. Il n’a pas réduit sans mal les résistances idéologiques et culturelles, à commencer par celles des Arabes eux-mêmes dont la société tribale ne devait jamais se remettre des coups qui furent portés à son organisation. Mais il faut noter qu’assez vite le refus opposé à la foi nouvelle joue un rôle beaucoup moins important que la volonté d’y adhérer pour mieux se disputer la puissance qu’elle confère. Aussi assiste-t-on à un travail interne effectué, à tous les niveaux, par des éléments ethniquement, idéologiquement et culturellement différenciés. On est loin d’avoir épuisé l’étude de ces affrontements d’une grande âpreté dont l’historiographie officielle a occulté bien des aspects.

Cette entreprise n’est pas restée non plus imperméable aux influences. Par définition multiraciale et même multiconfessionnelle puisqu’elle a laissé subsister, entre autres, les communautés juive et chrétienne, la nouvelle société se mettait en demeure de réaliser son équilibre... Mais, là aussi, le conflit a été rude. L’irrésistible ascension politique de l’ethnie iranienne, gardienne des fastes de la civilisation sassanide, la préservation du savoir et de la pensée helléniques, la subsistance d’échos de la spiritualité indienne, l’exportation du modèle berbéro-arabe vers une Andalousie qui allait profondément en remanier les traits, tout cela désigne les sites où allait se tenter la synthèse. L’élément spécifiquement arabe allait y prendre sa place, mais au prix d’une adaptation qui allait le conduire loin de ses paysages d’origine.

Au cœur des conflits et largement ouverte aux influences, cette culture reste dominée par le scientisme et se tourne tout entière vers la connaissance. Le genre littéraire le plus authentiquement arabe, la poésie, y fait peu à peu figure de distraction futile. Son corpus archaïque a beau servir aux grammairiens de modèle linguistique, elle a beau constituer un exercice social des plus appréciés, prendre place en toute éducation comme ornement de l’esprit et parure de la parole, elle est exclue de l’élaboration culturelle décisive. La poésie va se limiter à la célébration des grands personnages et propager un discours fermement tenu par les exigences d’une morale et les nécessités de la politique. La poésie lyrique, éclatante de promesses jusqu’à la fin du IIe siècle de l’hégire (c’est-à-dire le VIIIe siècle après J.-C.), est vite saisie par l’exercice d’école et s’affadit à trop répéter ses rythmes et ses images. Les derniers élans de création véritable devront être cherchés dans les textes de quelques grands mystiques.

Ce qui frappe est que cette littérature néglige l’individu parce qu’elle se méfie de ses surprises. Elle essaie d’en représenter un portrait modelé par l’idéologie dominante. Elle veut en orienter le dessin et admet fort peu d’effets de rupture. Littérature de la norme et de la répétition, elle efface l’individuel devant le collectif, le particulier devant le général. Tout y privilégie l’abstraction unifiante au détriment de la différence et du réel. C’est pourquoi le récit n’a pu y prendre racine et encore moins le théâtre: car c’est un être humain idéalisé en ses vertus et fixé dans ses attitudes qu’elle envisage et dont elle veut délimiter étroitement le rapport au monde. La littérature reste ainsi sous la surveillance du discours scientifique dont les enjeux sont eux-mêmes soigneusement définis. Même la maq ma , délivrée de ses mendiants et surchargée d’effets linguistiques, vire à l’exercice de connaissance. Les clercs font bonne garde, qui coulent la vie dans des abstractions ordonnées et réduisent l’imaginaire aux sites explorés par la raison, raison islamique qui seule a le droit de légitimer les métaphores.

Tout cela explique la place réservée à la littérature dite « populaire » et tout spécialement au conte. Activité ludique, elle peut accompagner le social, mais ne saurait se situer dans la culture. Elle est en fait qualifiée de futile, voire d’infantile. C’était reconnaître d’ailleurs que cette littérature portait des traces de désir, qu’elle débusquait des ombres et découvrait d’étranges violences; bref, qu’elle était dangereuse comme un miroir offert à ce qui existe mais ne se pense pas. Infériorisée et marginalisée, cette littérature va entrer dans le ghetto de l’infraculture.

Ces données permettent de mieux suivre l’évolution des écritures, telle qu’elle va être ici retracée. Cette évolution raconte aussi la prodigieuse aventure d’une langue, à l’origine réservée à une communauté restreinte et ignorée, soudain mise en demeure de s’imposer à tout un empire et d’exprimer les desseins de toute une civilisation. On conçoit mieux dès lors l’impressionnante mutation qu’a dû subir cette culture pour accéder à la modernité. Car le mouvement est inverse cette fois: ce que l’on peut appeler l’arabité ne part pas à la conquête du monde, elle en reçoit l’assaut en plein cœur. Il faut soigneusement interroger l’histoire économique et politique de cette période, analyser l’évolution des sociétés et des mentalités, scruter avec attention les représentations que l’on se fait aussi bien de soi-même que de l’Autre présent en soi, pour comprendre les métamorphoses de l’écriture arabe.

Durant le XIXe siècle et jusqu’au premier conflit mondial, les genres anciens se perpétuent ou essaient de s’adapter avec plus ou moins de bonheur aux nouvelles sensibilités. Mais c’est une rupture qui se prépare et une réorientation radicale des fonctions et des formes littéraires. La Seconde Guerre mondiale, qui touche cette fois directement les pays arabes du Moyen-Orient au Maghreb, constituera un tournant décisif. Les conflits de la décolonisation maintiendront le mouvement vers l’éclosion d’une conscience moderne. De crise en crise, la littérature, étroitement ajustée aux normes de la production universelle dont elle se nourrit maintenant de façon naturelle, accompagne l’histoire, en fait son texte profond et s’en veut parfois l’annonciatrice.

1. La poésie

La poésie est la seule forme d’écriture qui accompagne sans discontinuité le destin culturel arabe. Seule à le constituer avant la révélation du Coran, perdant son hégémonie mais gardant le prestige du verbe inspiré lors de la mise en place de la culture islamique, elle accumule un ensemble énorme de textes dont aucune périodisation historique ne peut rendre compte, encore moins le caricatural découpage selon les dynasties, leur âge d’or, leur décadence.

L’étude sérieuse de ce corpus devrait s’appuyer avant tout sur une histoire exhaustive de la langue dont nous ne disposons pas, pas plus que nous ne disposons du véritable état d’une production originelle qui précéda l’Islam de plusieurs siècles et ne fut mise que très partiellement par écrit au cours des Ier et IIe siècles de l’hégire, à temps néanmoins pour servir de base à la définition d’un art poétique au IIIe siècle. Il faut ajouter que les distinctions entre poésie dite préislamique et poésie umayyade, entre cette dernière et la poésie dite abbasside sont purement idéologiques et concourent plus à renforcer la croyance en une mutation radicale, et bénéfique, qu’à rendre compte de la réalité des choses.

Il est donc nécessaire de mettre en évidence une situation culturelle avant de procéder à une description du texte qui lui est rattaché. Cette situation fait apparaître un paradoxe que la synthèse islamique va s’efforcer de réduire. Le Coran déclenche la mise en place d’un dispositif qui ne trouvera son équilibre que plus de deux siècles plus tard. L’une des volontés de la nouvelle société est de bouleverser de fond en comble les assises sociales, économiques, politiques et juridiques de la société bédouine. L’unification, la centralisation sont les mots d’ordre dominants de l’idéologie musulmane. Au centre du dispositif, le Coran, texte révélé en langue arabe. Or cette langue n’a fait l’objet d’aucune réflexion, ses pratiques grammaticales sont diverses, son lexique est multiple, sa graphie tout à fait imprécise. L’établissement de la vulgate coranique, sa mise par écrit, sa compréhension, tout cela exige un instrument mis au point et surtout unifié. Or seuls les Arabes, en majorité des Bédouins, manient cette langue, et leur poésie est le seul texte (en dehors des contes et légendes) qui puisse servir de référence. C’est donc elle qui va servir de base à la réflexion linguistique. On entreprend de la fixer. C’est ici que surgit l’interrogation sur l’authenticité de ces textes que philologues, grammairiens et informateurs se sont évertués à rassembler, à forger diront certains.

Le problème étant parfaitement insoluble et l’incertitude totale, il nous faut retenir l’hypothèse choisie comme vérité par la culture arabe elle-même pour saisir les mécanismes de sa mise en place. Car il y a eu choix: de l’aveu même des critiques (al- face="EU Caron" ィuma face="EU Domacr" 更 稜, Ibn Qutayba...), tout ne pouvait et ne devait pas être retenu d’une production pléthorique. La poésie, certes, était le conservatoire de la langue, la mémoire vivante des exploits et surtout des qualités d’une race. Mais elle présentait des inconvénients graves: c’était un exercice futile à l’heure du règne de la connaissance scientifique, subversif dans ses écarts à l’heure de la norme révélée, déplacé par le souvenir qu’il magnifiait d’un humanisme et d’un mode de vie que le nouvel ordre allait supporter de plus en plus mal. Il fallait faire de ce souvenir une simple nostalgie reléguée dans les mémoires au point de devenir un mythe, et ne plus jamais lui accorder qu’une fonction strictement contrôlée. Les représentations de l’imaginaire bédouin mis sous surveillance prenaient place dans « la culture »... elles devenaient de la littérature.

Le choix s’est exercé à tous les niveaux: lexique, thèmes, poèmes et surtout poètes. On a décrété que des tribus entières, comme par hasard tardivement converties, n’avaient pas de poètes, telle celle de ネimyar, ces Yéménites du Sud qu’allait poursuivre l’ostracisme, mais aussi celle des Quraysh qui n’aurait pas eu de grand poète avant de donner le jour à Mu ムammad – que rien n’irritait plus que d’avoir été traité de poète. Car il le fut à la récitation de ces fulgurantes sourates mekkoises dont la poésie est si profonde. Il lui fallut jeter l’anathème, dans le Coran même, sur ces dangereux créateurs d’illusion, tout à la fois pour imposer une infranchissable distinction entre verbe sacré et parole profane, et, dans le même mouvement, pour obliger ces redoutables manieurs du langage à mettre leur arme au service de la foi nouvelle. Quelques-uns d’entre les réfractaires payèrent de leur vie leur refus de se plier et l’on n’a presque plus rien des poèmes qui, sans doute aucun, ont été écrits contre la jeune religion.

Il reste que le corpus réuni par les anthologues postérieurs, avec d’ailleurs une remarquable minutie scientifique pour certains d’entre eux mais dans les limites indiquées, s’inscrit dans la sensibilité culturelle arabe et va servir de base à la définition d’un art poétique.

Un art poétique

La poésie arabe se présente sous forme de poèmes à rime et à mètre uniques. Le mètre est constitué par un nombre déterminé de pieds dont la nature, le nombre et les altérations sont strictement réglementés. Chaque pied est constitué par une succession de brèves et de longues rythmée par des accents fixes et un accent de rime. Le poème n’a pas de forme fixe, excepté pour un genre dont il sera question à propos de la poésie andalouse. Il peut aller du distique à la laisse de plus de cent vers.

Dès le IIe/VIIIe siècle, al-Khal 稜l b. A ムmad présenta une théorie explicative de la métrique arabe qui a fait l’objet d’importants travaux récents (K. Ab Deeb, G. Awad, G. Bohas). La réflexion linguistique et sémantique aboutit à un premier essai de définition par Ibn Qutayba au IIIe siècle de l’hégire (IXe s.). En fait, cet auteur n’est pas un poéticien. Il entreprend une synthèse de la culture islamique et attribue à la poésie la place qui lui revient. Ce faisant, il présente un modèle du poème (qa ル 稜da ) dont il codifie l’organisation thématique. De là date le célèbre schéma tripartite: nas 稜b , ra ム 稜l , mad 稜 ム (introduction élégiaque, voyage vers le destinataire du poème, éloge de celui-ci), qui requiert un commentaire.

L’art poétique défini par Ibn Qutayba donne la prééminence au grand poème officiel et privilégie ainsi le panégyrique au détriment d’autres genres qui se partageaient l’exercice poétique. Il en codifie, dans le même temps, l’organisation. Or ce n’est pas le corpus archaïque qui fournit ce modèle, mais la production postérieure qui le met au point et les contemporains d’Ibn Qutayba qui l’imposent définitivement. Pour cette raison, déjà, ils ne sauraient recevoir le nom de « néo-classiques » qu’on leur a donné (R. Blachère entre autres). Ils fondent au contraire le classicisme. On ne sortira guère de la voie qu’empruntent Ab Tamm m, avec une écriture particulière, il est vrai, al-Bu ムtur 稜 et Ibn ar-R m 稜 au cours du IIIe/IXe siècle.

En fait, la qa ル 稜da est une synthèse et juxtapose les trois registres essentiels dont joue effectivement la production archaïque: le nas 稜b , élégie et poème d’amour, recueille l’expression du lyrisme individuel et collectif. Méditation mélancolique sur soi-même et sur le caractère inéluctablement clos du destin, il laisse parler l’âme et le cœur. Le ra ム 稜l place l’homme dans l’espace et lui fait affronter, et vaincre, la terrible hostilité de la nature. Dans cette exaltation des qualités humaines, la langue fait appel à toutes ses ressources descriptives et expressives. Restait la dimension sociale, que le mad 稜 ム inscrit dans le poème. Ce rapport aux autres emprunta plusieurs formes mais le panégyrique l’emporta finalement, marquant l’orientation donnée à la fonction du poète.

Ainsi se trouve dessiné le modèle idéal de la qa ル 稜da , ébauchée implicitement une hiérarchie des genres et codifiée une écriture dont même le lexique doit se soumettre aux règles du bon goût. L’académisme va jusqu’à interdire aux poètes « modernes » de transgresser ces canons. C’était à la fois imposer une certaine forme de poésie, l’attribuer aux pères fondateurs d’une écriture archaïque soigneusement passée au crible, et la fixer pour modèle intangible. La critique raisonnera pendant des siècles sur ces données. Il faudra attendre les philosophes logiciens, tout particulièrement al-F r b 稜 (IVe/Xe siècle) et Ibn S 稜n (Avicenne, Ve/XIe siècle), pour engager la réflexion sur d’autres voies et analyser le poétique comme mode particulier de production de sens. Alors apparaît l’opposition fondamentale entre énoncé propre à établir une vérité et énoncé poétique. La distinction s’opère entre une raison mise au service de la connaissance et le poétique, instrument de l’imaginaire. Dès lors al- face="EU Caron" ィur face="EU Caron" ギ n 稜 et ネ zim al-Qar レa face="EU Caron" ギann 稜 pouvaient présenter leurs remarquables analyses.

La poésie archaïque

Les historiens arabes de la littérature maintiennent son nom de poésie de la face="EU Caron" ィ hiliyya , terme désignant la période précédant la révélation de l’Islam, par conséquent celle de l’« ignorance ». Apocryphes ou authentiques, ses plus célèbres poèmes, les Mu‘allaq t , font partie du bagage de tout homme cultivé. Ils ont été abondamment commentés et plusieurs traductions en ont été faites en français. Les noms de ‘Antara, ‘Amr b. Kul face="EU Domacr" 龜 m, Imru’ al-Qays, Lab 稜d, ヘarafa, Zuhayr, etc., sont inscrits dans le panthéon des lettres arabes. Mais les noms de bien d’autres poètes nous sont parvenus et nous sommes certains qu’une grande partie de cette production s’est perdue. N’oublions pas que la pratique orale de l’improvisation poétique s’est maintenue jusqu’à nos jours, au Maroc par exemple, que le poète n’était pas un « auteur » soucieux de constituer une œuvre, mais un étonnant manieur de verbe dont l’exercice prenait place dans la vie collective en des occasions déterminées. Il est au fond moins important de noter la perte de ces poèmes que d’observer que l’usage de l’écriture n’a pas mis fin à l’oralité et à ses modes de création: on peut affirmer que plusieurs de nos propres contemporains les pratiquent encore.

La poésie archaïque révèle d’abord une immense nostalgie. Elle chante le souvenir de moments heureux, glorieux ou périlleux. L’amour, l’affrontement et la mort peuplent la mémoire. L’existence s’y magnifie dans sa fragilité, l’homme se dit en cette étrange fraternité qu’il ressent à l’égard d’une nature à la fois nourricière et menaçante. Il faut avoir vu les terribles paysages des déserts d’Arabie pour comprendre la précision, la gravité de la langue qui les décrit. Pouvoir distinguer le nuage porteur de pluie de la nuée stérile, prévoir l’ondée ou la pluie lourde, lire sur le sable la force du vent, se guider à l’étoile et comprendre à la trace légère que l’ennemi est là, tout cela relève d’une science qui assure une vie. Dire le monde, c’est prononcer une parole de survie.

Le poète arabe bédouin est celui qui tire d’une existence menacée les images d’un passé heureux. Le souvenir est d’autant plus aigu que le moment a été fugace. C’est dans ce contexte qu’il faut replacer l’impeccable technicité de cette poésie, qui constitue sa deuxième caractéristique. On a souvent parlé de rudesse à son sujet, et même ajouté que ces « œuvres savantes étaient bourrées de vocables obscurs ». Ce jugement, à première vue surprenant, d’un orientaliste rejoint en partie celui qu’émet la critique arabe des siècles qui suivent l’Islam. Tout, dans la culture musulmane, prononce l’effacement de la culture bédouine. L’urbanisation accélérée de l’empire et surtout sa centralisation provoquent une mutation progressive des mentalités. Les modes de vie changent. Au bout de quelque temps, le lexique du désert n’est plus compris par les nouveaux citadins. Même des commentateurs avertis des Mu‘allaq t (Zawz n 稜 notamment) ne saisissent plus non seulement des nuances, mais la signification de certains termes. Or les registres lexicaux touchant à la flore, à la faune, à l’eau, au sable, à la météorologie, aux codes sociaux et moraux, etc., ne sont ni savants ni obscurs, ils sont tout simplement précis. C’est à partir d’eux que se forment les images, et, lorsque le langage se métaphorise, c’est à partir d’eux que s’effectuent les transferts de sens et l’échange des signes. Les qualificatifs de 凜ar 稜b (étrange, peu ordinaire) et de wa ムš 稜 (sauvage), appliqués postérieurement à une partie du vocabulaire bédouin, signifient en fait que ces mots ne fonctionnaient plus hors du système qui les vit naître: ils étaient sortis de la culture.

Au-delà de ce langage et de cette langue, la poésie archaïque contribue à conserver une certaine image mythique de l’Arabe. Amoureux innocent ou cynique, héros sans reproche ou brigand indomptable, hôte d’une générosité inouïe ou ennemi acharné à la vengeance, le poète accumule des traits qui finissent par se fondre dans le même portrait. La culture arabe gardera en mémoire le souvenir d’un temps de liberté et de fierté. Image d’Épinal peut-être que celle d’un homme sur son coursier affrontant les périls de l’existence, mais pas plus que celle du chevalier en quête du Graal. Ainsi s’avouent l’angoisse et l’espérance.

De toute façon, cette poésie allait marquer les siècles suivants par son esthétique. Ces tirades amples, puissamment rythmées, dont le vers revient sans cesse entonner le chant de la même rime, dont la phrase s’ajuste étroitement aux limites du vers sans pour cela émietter le discours, constituent de grands morceaux d’anthologie.

Les successeurs

Nous l’avons écrit, l’appellation d’umayyade ou d’abbasside appliquée à la poésie n’a aucun sens. Il convient donc de distinguer les facteurs qui ont orienté l’évolution de la production. Trois d’entre eux nous semblent décisifs:

– Un facteur socio-politique qui touche à la fonction du poète et à l’exercice de son art. L’institution du califat instaure la centralisation du pouvoir et ne saurait s’accommoder de l’organisation tribale. Celle-ci, d’autre part, est minée de l’intérieur par différentes dispositions juridiques prises par la loi coranique ou issues d’elle. Mu ムammad a lui-même mis au pas les poètes conviés à se mettre au service du nouvel ordre. C’est ainsi que commence la mutation qui va progressivement les conduire au rôle de thuriféraires. Le poète vit de sa poésie, il doit l’offrir à un personnage puissant, si possible le calife en personne. Le calife et les grands du monde vivent à Damas puis à Bagdad. Hors des palais de la capitale, il n’y a guère d’espoir de parvenir à la célébrité.

– Un facteur culturel qui touche au statut de la poésie. Celle-ci est peu à peu dépossédée de ses attributions par la prose. Tour à tour l’art oratoire, l’art épistolaire, l’historiographie se chargent des tâches confiées auparavant à la poésie. Déjà réduit à la célébration des gloires officielles, le poète se voit exclu de toute mission jugée importante. La culture le condamne à ce qu’elle juge futile.

– Un facteur proprement littéraire qui va exercer son action sur l’écriture elle-même. Il joue à la fois sur la langue qui se dépouille de son lexique archaïque pour accueillir l’expressivité de son temps, et sur la nature des thèmes traités. Les poètes d’origine iranienne ont joué dans cette évolution un rôle important mais non exclusif comme certains ont pu le croire.

Ces actions se sont développées simultanément ou de façon indépendante, se sont conjuguées ou combattues. Elles ont marqué la poésie arabe de telle sorte qu’on peut déceler assez aisément ses grandes lignes de clivage.

Une poésie officielle

Le terme de poésie officielle n’est pas encore péjoratif. Il le deviendra. Il désigne l’énorme production consacrée depuis l’Islam et jusqu’à Šawq 稜 et ネ fi ワ Ibr h 稜m (morts tous deux en 1932) à des personnages puissants de la classe politique. Elle est faite des poèmes les plus longs et les plus nombreux que compte la poésie arabe. C’est par cette épreuve que doit passer le poète s’il veut conquérir la renommée. C’est en elle qu’il fait la démonstration de sa maîtrise, devant des laudataires et ses futurs pairs.

Le registre de cette production s’étend au panégyrique, au thrène et à la grande satire. Les trois genres ont leur racine dans les usages poétiques archaïques, mais s’adaptent très vite aux normes de la nouvelle société. La satire, en particulier, prend une extension qu’expliquent la volonté pour le poète de ridiculiser ses concurrents, et surtout la nécessité de mettre l’invective au service d’une cause, la plupart du temps celle du pouvoir. La puissance concentre et aiguise les appétits. Oppositions tribales ou ethniques, conflits religieux, affrontements politiques multiplient les clientèles en dessinant les clivages. C’est ce qui fait du panégyrique et de la satire deux formes de la même inspiration. Les grands fondateurs de cet exercice furent au premier siècle le chrétien al-A face="EU Domacr" 更 レal, face="EU Caron" ィar 稜r et al-Farazdaq, trio célèbre pour les violentes diatribes (dites naq ’id ) que ses membres échangèrent. Il faut citer à leurs côtés ヘirimm ム et Kumayt.

Nous sommes encore proches de la période préislamique, et il revient à cette génération d’avoir joué un rôle de transition éminent. L’examen de leurs œuvres, comme de celles des contemporains du Prophète ネass n b. ヘ bit et Ka‘b b. Zuhayr, permet de se faire une idée assez fidèle de ce qu’a pu être l’art poétique préislamique. Le vocabulaire, les images, les thèmes et surtout les modes de poétisation du langage sont là. Mais, en même temps, la forme-qa ル 稜da se profile en leurs poèmes et commence à régir les grands registres de la poésie. L’inspiration bédouine se fait sentir à tous les niveaux, mais elle est déjà prise en charge, canalisée en quelque sorte. Et ce n’est pas un hasard si plusieurs critiques archaïsants considèrent que la période des grands maîtres s’achève avec face="EU Domacr" ヵ r-Rumma, autre poète de cette génération. Outre la volonté de s’opposer à toute évolution, ce jugement signifie aussi qu’un genre encore mal défini est en train de s’imposer comme catégorie esthétique.

Dès lors, et pour plusieurs siècles, la poésie « officielle » va consacrer ses grands talents. Voici Bašš r b. Burd, Muslim b. al-Walid mais aussi Ab Nuw s, dont nous reparlerons, au IIe/VIIIe siècle, Ab Tamm m, ‘Al 稜 b. al- face="EU Caron" ィahm, al-Bu ムtur 稜, Ibn ar-R m 稜 au IIIe/IXe siècle, al-Mutanabbi au IVe/Xe siècle, sans parler des Andalous qui seront cités à part. Chacun imprimera son style propre à un exercice convenu. Ab Tamm m épuisera les ressources de la langue, al-Mutanabbi sera saisi d’un souffle prodigieux, tous contribueront, au fil du temps, à édifier l’œuvre d’un classicisme parvenu au sommet de la maîtrise.

La poésie en quête d’elle-même

Les mêmes textes qui codifient la poésie officielle laissent deviner l’existence d’une autre écriture qui serait le fait d’une génération ayant connu la notoriété au cours de la deuxième moitié du IIe/VIIIe siècle. Emmenée par des hommes tels que Ab Nuw s, al-‘Abb s b. al-A ムnaf, Ab l-‘At hiya..., elle aurait introduit un modernisme suspect à plus d’un titre. En premier lieu, parce que ses partisans se recrutaient surtout parmi des poètes d’origine persane ; ensuite, parce que cette poésie, consacrée à l’amour et aux plaisirs, exhibait un libertinage blâmable; enfin, parce qu’elle portait atteinte à la conception qu’on essayait d’imposer de la forme-poème et plus généralement du poétique.

Il apparaît que cette analyse est purement idéologique. Elle s’inscrit dans les affrontements qui ont pour enjeu la conduite de l’empire et, pour ce qui nous concerne, la définition d’un équilibre culturel. Un art poétique a été fixé à partir du corpus archaïque, et la primauté a été conférée à une écriture qui illustre ses règles. Il se trouve simplement que le classicisme ainsi défini néglige une réalité tout à la fois littéraire et sociale. Il s’agit de la présence au sein même de la poésie archaïque des premiers éléments de ce que l’on appellera modernisme. Celui-ci ne surgit pas soudain sous la plume d’écrivains de la deuxième moitié du IIe/VIIIe siècle, mais se met en place dès le premier à partir d’éléments préexistants de la période anté-islamique. Le modernisme ne naît pas au IIe/VIIIe siècle, il y achève sa période faste.

Par ailleurs, l’élément iranien, qui entend jouer son rôle à tous les niveaux, ne s’élève pas tant contre un art poétique arabe que contre ses catégories esthétiques d’origine bédouine. La centralisation et l’urbanisation ont provoqué – nous l’avons vu – une mutation radicale des mentalités et des modes de vie. Qu’il fût d’origine arabe ou persane, le poète ne pouvait que percevoir l’écart qui se creusait entre le langage du rituel et celui de la création.

C’est à l’amour que devait se consacrer en grande partie cette poésie de la liberté. Au-delà de la diversité des situations et des variations de registre, on peut suivre l’évolution du poème d’amour qui va mettre au point ses langages. Celui de l’amour impossible ou brisé que mettent en scène les couples, célèbres désormais, de Ma face="EU Caron" ギn n et Layla, face="EU Caron" ィam 稜l et Bu face="EU Domacr" 龜ayna, Ku face="EU Domacr" 龜ayyir et ‘Azza. Celui de la galanterie encore musclée chantée par ‘Umar b. Ab 稜 Rab 稜‘a. Celui d’une passion de vivre qui conduisit à la mort le dernier calife umayyade al-Wal 稜d b. Yaz 稜d. Nous sommes trop près ici de l’anté-islam pour ne pas conclure que le chant d’amour y a trouvé les formes essentielles de son inspiration. Qui en pourrait douter à la lecture de cette chronique des pauvres amants à laquelle donneront naissance les poèmes du fou d’amour (Ma face="EU Caron" ギn n) et de face="EU Caron" ィam 稜l? La culture bédouine s’y exprime en chaque mot, en chaque image, et jusque dans cette innocence limpide qui devait marquer si fort la production courtoise.

Comment, d’autre part, attribuer aux poètes d’origine persane l’entière responsabilité du modernisme libertin, alors que déjà ’Umar b. Ab 稜 Rab 稜‘a célèbre ses victoires galantes d’aristocrate mekkois, alors que surtout le calife al-Wal 稜d donne la parole à tout désir en des vers qui pourraient être attribués à Ab Nuw s ? En vérité, le clivage s’est produit rapidement entre une poésie qui va progressivement se ritualiser, se fixer dans une sorte d’a-temporalité du langage, se constituer en modèle, et une poésie à dessein historique par son lexique, ses images et ses thèmes. L’annonce est faite de l’œuvre immense de Bašš r b. Burd et de celle d’al-‘Abb s b. al-A ムnaf exclusivement consacrée à la courtoisie.

Plus radicale encore la contestation portée par le poète bachique. Nous sommes ici encore en présence d’une tradition pré-islamique attestée par plusieurs textes dont la mu allaqa de ‘Amr b. Kul face="EU Domacr" 龜 m et surtout celle de ヘarafa. Pour celui-ci, le plaisir du vin n’est pas seulement l’occasion de poèmes descriptifs, il est le symbole d’une philosophie de l’existence. L’observation vaut pour tous les poètes de la cour des princes d’al- ネ 稜ra: aussi bien l’Arabe converti à l’islam Ab Mi ム face="EU Caron" ギ n que les chrétiens ‘Ad 稜 b. Zayd et al-A‘s face="EU Caron" オ’ Maym n doivent être tenus pour des précurseurs. L’inspiration bachique met en place son registre, perfectionne ses instruments, établit ses relations avec le poème d’amour et la composition florale (rawdiyy t ). Au Ier siècle s’illustrent al-A face="EU Domacr" 更 レal, chrétien lui aussi, et al-Uqayšir al-Asad 稜, pur arabe faisant partie d’un groupe de libertins de Kufa et qui introduit dans la littérature un personnage de bohème sympathique et peu recommandable. La voie tracée allait être parcourue par les œuvres du calife al-Wal 稜d b. Yaz 稜d, d’Ab l-Hind 稜, de Muslim b. al-Wal 稜d et enfin d’Ab Nuw s dont le génie rassemble et magnifie les traits d’une production bachique unique dans la littérature universelle.

Mais la courtoisie allait devenir assez vite exercice de salon et le libertinage exercice de style. On va, durant des siècles, réécrire Bašš r, al-A ムnaf ou Ab Nuw s, à l’heure même où sévissent les épigones d’Ab Tamm m, d’Ibn ar-R m 稜 ou d’al-Mutanabbi. L’approfondissement allait s’effectuer ailleurs, dans une poésie consacrée à la foi, à la quête de Dieu et à la réflexion. Elle apparaît dès le IIe/VIIIe siècle dans les Zuhdiyy t (poèmes d’ascèse) d’Ab l-‘At hiya et dans les compositions de la mystique Rab 稜‘a l-‘A ボawiyya. Elle trouve sa consécration dans les textes d’al- ネall face="EU Caron" ギ, Ibn al-F ri ボ ou encore d’al-Niffar 稜 auprès desquels, et ce n’est pas un hasard, des contemporains tels Adonis ou ‘Abd as-Sab r vont chercher une inspiration qui se nourrit d’une passion. Cette poésie trouve enfin la voix étrange du très grand Ab l-‘Al ’ al-Ma‘arr 稜 dont la hautaine désespérance prit les accents d’un scepticisme existentiel des plus troublants. Dans ces œuvres, l’écrivain se noue à son écriture, lui confie son aventure intérieure, lui imprime les élans de son âme. Il ne peut la communiquer qu’à celui qui partage et ses tourments et l’ambition de sa quête. Poésie souvent difficile, qui se nourrit d’une extase d’initiés, mais poésie de passion. En elle se joue le destin d’un être et s’enflamme son mortel désir de s’anéantir en Dieu. Elle donne en quelque sorte la représentation d’un drame dont le poète ne fait qu’espérer l’issue. C’est bien cela qui la distingue et la fait apparaître à certains contemporains comme un avant-dire de leur propre parole. Le désir y précède le verbe alors qu’en ces âges l’esthétique de l’écriture avait imposé ses canons que le poète respectait en restant absent de lui-même.

Ainsi se poursuivit l’aventure d’une poésie médiévale qui devait survivre jusqu’au XXe siècle. Il ne convient pas plus de la confronter aux aventures nouvelles que de la déclarer intangible. Elle a exploré les sites d’une culture, magnifiquement exploité les ressources d’une langue, fait entendre un chant qui, même mille fois répété, ravit ceux qui aiment l’écouter. D’autres exigences vont faire naître d’autres voix.

2. La prose

Le discours critique sur la prose arabe classique est semble-t-il à reformuler. Soutenu par une conception des études littéraires dominée par un esprit historiciste, ce discours, surtout dans sa version orientaliste, ne s’est guère intéressé aux problèmes théoriques que pose ce mode d’écriture.

En effet, il est resté tributaire, peu ou prou, des grandes lignes tracées en 1927 par l’article de l’orientaliste français W. Marçais sur les origines de la prose arabe classique, où apparaissent une orientation méthodologique, une théorie et une prise de position. L’orientation méthodologique fut dictée par le mode de transmission orale qui exposait le patrimoine à toutes sortes de vicissitudes, d’où la nécessité de l’approche philologique et chronologique pour authentifier les textes, fixer les étapes d’une évolution et détecter ses variations: travail nécessaire à toute histoire, littéraire ou autre. Sur le plan théorique, Marçais pense que la prose est un mode d’écriture qui vient, inéluctablement, après la poésie parce que « l’avènement de la prose à côté des vers dans l’histoire des peuples marque une conquête de l’intelligence sur la sensibilité ». Enfin, faisant sa propre lecture des faits, l’auteur affirme que la prose littéraire a vu le jour grâce aux efforts de non-Arabes et surtout grâce à Ibn al-Muqaffa‘ (714-757) qui a su trouver à la langue arabe « des ressources insoupçonnées » et apporter aux gens de son époque « de grandes nouveautés ».

Des travaux considérables ont été accomplis dans ces trois directions. Un examen minutieux des spécimens conservés à partir d’une transmission orale a permis de séparer les textes authentiques des apocryphes inventés par les philologues tardifs, et d’appro. fondir notre connaissance de cette tradition sous toutes ses formes: les proverbes, les harangues, les fables, les contes merveilleux ou plaisants, etc. Nous avons, aujourd’hui, certes, beaucoup plus de lumière pour suivre ce que Régis Blachère appelle, magistralement, « le cheminement de la prose oratoire vers la prose littéraire ».

De son côté, ヘaha ネusayn, sans partager tout à fait les développements orientalistes sur le génie littéraire d’un Ibn al-Muqaffa‘, reprend la thèse de Marçais sur les impératifs de la genèse des genres et la développe dans le but de rassurer certains esprits suspicieux et d’atténuer le débat, passionné jusqu’à la polémique, qui portait sur la participation de facteurs allogènes à la naissance de la prose.

Çà et là ont été soulevés des problèmes relevant de la théorie littéraire. Des analyses d’une remarquable finesse ont été ébauchées afin d’asseoir l’authenticité des textes sur des critères objectifs immanents par une sorte de critique interne qui essaie de détecter les « noyaux » anciens conservés à travers les différentes transformations textuelles. Le travail philologique se trouve enrichi par une orientation critique qui accorde une grande importance à la forme et qui guette la signification des variations opérées sur un même thème ou sur un même noyau.

Mais, à vrai dire, jamais les problèmes théoriques et méthodologiques que pose la typologie littéraire n’ont été, sérieusement, posés, encore moins ceux qui touchent au statut de l’écriture et de l’écrivain.

Les principes d’une indétermination

Il y a, d’abord, cette ambiguïté quant au sens du mot « prose ». Son champ, généralement défini par rapport à la poésie, recouvre, de fait, toute la production langagière sans distinction entre ce qui est littéraire et ce qui l’est moins. De là dérive la difficulté de distinguer, dans les textes en prose, entre ce qui renvoie à une typologie fonctionnelle et ce qui renvoie à une typologie structurale.

Dans le cadre de la prose arabe médiévale, cette ambiguïté se trouve nourrie par plusieurs facteurs: l’hégémonie d’un mode d’expression littéraire, la poésie; une conception esthétique qui ne dissocie pas le beau de l’efficace ou qui impose à tout discours en arabe classique d’allier le dire au bien dire; le statut même de l’arabe classique; enfin, cette étonnante conception de l’adab , où « le savoir à transmettre est indissociable des modes mêmes de sa transmission ».

Parce que la poésie est « le moment le plus achevé de la littérature arabe » et le mode d’expression où s’est fixé, pour l’essentiel, le rapport des Arabes à leur langue, la tradition critique a relégué la prose au second plan. Non seulement elle est toujours définie par rapport à la poésie – définition tautologique et inopérante – mais, plus encore, un ouvrage aussi important et tardif que la ‘Umda d’Ibn Raš 稜q (mort en 1064) continue, dans la pure tradition de la muf face="EU Domacr" 更ara ancestrale (les disputes de préséance), à faire le partage des mérites entre la poésie et la prose: la part de cette dernière, on s’en doute, est bien maigre.

Ibn Raš 稜q ne cède pas ici à un rituel bien connu des auteurs arabes. ‘Askar 稜 (mort en 1010), un siècle auparavant, a fait de même quoique dans un esprit différent: son fameux traité As-Sin ‘atayn (« De la poésie et de la prose »), qui devait porter, comme son titre l’indique, sur les deux modes d’écriture, s’est vite transformé en une « poétique » au sens restreint.

Malgré l’exposé magistral qui ouvre, en guise de prolégomènes, le ネayaw n (« Le Livre des animaux ») de face="EU Caron" ィ ムi ワ (mort vers 868) où les mérites de la poésie sont atténués au profit de la prose, signe annonciateur d’une mutation profonde de la société et du savoir, la prose reste une forme de seconde importance.

L’avènement du Coran aurait pu lui donner un statut privilégié, n’eût été ce dogme de l’« inimitabilité » qui a aussitôt poussé les musulmans à le placer « au-dessus des productions humaines ». Les conséquences de cette transcendance du texte sacré ont été décisives. Par son statut spécial et des inhibitions que les traditionnistes et les exégètes firent peser sur les écrivains, le Coran n’a pas été à l’origine d’un mouvement littéraire qui aurait mis toutes ses ressources stylistiques et artistiques au service d’une création littéraire dépassant le cadre de ses préoccupations. Le grand tournant aurait été la profanation de ses procédés. Au contraire, d’un point de vue strictement littéraire, le Coran semble avoir joué, pour la prose, un rôle doublement négatif: il a imposé un modèle mais il l’a interdit. D’où ce mouvement centripète qui théologisa la plupart des écrits en prose.

De plus, cette inimitabilité tire l’essentiel de sa substance de cette culture de la forme et du verbe qui est devenue, au fil de l’histoire, le propre d’une civilisation. Le caractère sacré du message s’est fixé sur la langue qui le porte; ce qui explique la place qu’occupe cette langue dans la vie des Arabes et leur imaginaire. Elle est l’outil qui transmet leur expérience et le corps sur lequel se dessinent les palpitations de leur âme. Langue du Coran, point de mire d’une expérience et d’une existence, elle garantit toujours à son utilisateur un degré d’éloquence et une certaine noblesse.

Parce que le Coran, révélation dont le but ultime est d’atteindre les âmes pieuses, tire sa force de sa configuration verbale, l’art et le savoir, le dire et le bien dire, l’esthétique et le pragmatique s’en trouvent profondément unis. Il n’est pas de message formulé dans la langue du Coran qui ne garantisse pas un minimum d’art. Le fondement de la théorie littéraire des Arabes réside dans cette consubstantialité du beau et de l’efficace.

Tout cela va être consolidé par cette étonnante conception de l’Adab , qui désignait un esprit plutôt qu’un genre et qui, par souci d’humanisme, opéra entre les différentes sciences un brassage fulgurant. L’interpénétration des domaines rendait difficile le départ entre ce qui était littéraire et ce qui ne l’était pas. Outre qu’elle réduisait le couple poésie/prose à une opposition formelle, cette conception n’a pas permis à la conscience critique des Arabes d’approfondir le débat concernant la problématique des genres ni de s’attarder sur le rapport sensorme. En effet, mis à part les quelques considérations générales sur la convenance de certains traits du discours à une situation ou à un thème, les écrits en prose ont été considérés, le plus souvent, comme formant un même bloc, devant, par conséquent, répondre aux mêmes critères artistiques quant à leur style et leur forme. Ce que l’on exigera d’un Taw ム 稜d 稜 (mort en 1009) dans Al-’Imt wa-l-Mu’ nasa (« De la délectation et de la bonne compagnie »), livre à caractère plutôt littéraire, on l’exigera d’un Mas‘ d 稜 (mort en 956) dont l’œuvre majeure, Mur face="EU Caron" ギ a face="EU Domacr" ヽ- face="EU Domacr" ヵahab (« Les Prairies d’or »), est nettement à vocation historique. Et il n’est même pas certain que l’on puisse trouver à un Kit b al-Bu face="EU Domacr" 更al ’ (« Livre des avares ») des caractéristiques morphologiques qui ne soient pas dans le ネayaw n .

Cela explique certains aspects de la littérature arabe: par exemple, l’absence quasi totale d’une critique de la prose et, a fortiori, d’une poétique de la prose. Celle-ci a été, de fait, acceptée comme mode d’écriture, mais comme mode imparfait qui, non seulement, ne dispose d’aucun privilège mais qui, dans une large mesure, tire ses règles de sa ressemblance ou de sa dissemblance vis-à-vis de la poésie. Elle fut considérée comme un cadre vide qui n’est pas défini en fonction de ses différentes réalisations ou de la thématique qu’il nourrit, mais négativement, par référence à une forme culte: la poésie. Il est significatif, à cet égard, que des penseurs de la taille d’Ibn face="EU Domacr" ヷald n (mort en 1406) se sentent gênés pour définir la prose sans se référer à la poésie, et pour lui trouver une classification autre que la partition binaire: prose entravée (mu face="EU Updot" 廊ayyad ), prose libre (mursal ).

Cette gêne se fait encore plus sentir dans le discours critique actuel, où la multiplicité des notions trahit un tâtonnement dont l’origine est cette difficulté à arrêter des critères formels efficaces pour distinguer les types du discours écrit en prose.

On a parlé de « prose simple » et de « prose littéraire » (Pellat) mais, à l’évidence cette appellation est loin de résoudre le problème, car le tout est de savoir comment distinguer les deux types.

On a aussi tenté de dresser une typologie selon le degré de mise en œuvre des ressources phonétiques qu’offre la langue (Miquel) ou sur la base des thèmes traités: Blachère distingue ainsi une prose juridique d’une prose littéraire ou scientifique.

Il y a certainement des écrits qui usent moins que d’autres des ressources phonétiques de la langue ou qui mettent moins l’accent sur la recherche formelle que sur le contenu même du message, mais il n’est pas certain que ces écrits ne comportent pas de valeur littéraire ni que les écrivains qui les ont composés ne soient pas animés par la même volonté de satisfaire aux stricts critères de la bal face="EU Updot" 濫a arabe. Il suffit, pour s’en convaincre, de parcourir le traité d’optique d’un Ibn al-Hay face="EU Domacr" 龜am (mort en 1039), où la rigueur de l’exposé méthodologique et la précision de la construction théorique n’altèrent aucunement la valeur littéraire de l’ouvrage.

Bien sûr, les choses vont évoluer, et on verra naître au IVe siècle un style ou plutôt une technique qui transformera le prosateur en artisan qui, par un travail à la fois minutieux et fastidieux, va essayer d’aller au bout de l’investigation formelle et d’user, jusqu’à l’épuisement, de toutes les possibilités qui donneront la prépondérance à la structure externe du message: c’est la « prose d’art » ou « prose rimée ».

Là aussi, certaines mises au point semblent nécessaires. Il est quelque peu artificiel, comme l’a bien remarqué André Miquel, « de consacrer ainsi un développement spécial à la prose rimée ». Car cette forme, selon lui, a touché, avec le Xe siècle tous les genres de la prose arabe. L’exemple de l’histoire est très édifiant: les recherches rythmiques et phonétiques dans les écrits d’un ‘Im d ad-D 稜n al-’I ルfah n 稜 (mort en 1021) ou d’un Al-Fat ム ibn face="EU Domacr" ヷ face="EU Updot" 廊 n (mort en 1134) ne sont pas moins importantes que chez ’Ibr h 稜m a ル- プ b 稜 (mort en 994), Ab Bakr al- face="EU Domacr" ヷ rizm 稜 (mort en 993) ou ネar 稜r 稜 (mort en 1122). Et le mariage heureux d’une forme et d’un « genre » (la Ma face="EU Updot" 廊 ma , « séance »), résultat de la conjonction d’une âme artiste et d’un contexte socio-économique, ne doit pas nous faire perdre de vue l’artifice de l’entreprise qui est, dans son essence, refus de la prose: l’emballement formel, le culte du rythme, de la rime et des prouesses du verbe nous semblent trahir un profond désir de rejet de ce mode qui est venu se greffer sur un autre en dérangeant l’équilibre d’une structure autrefois dominante.

Cette évolution étant, historiquement, inéluctable, il était plus habile de la « récupérer » en essayant de rapprocher jusqu’à identification les deux modes d’écriture. La prose se poétise et le prosateur rêve de devenir poète. La boucle est ainsi bouclée. À partir du Ve siècle de l’hégire, les grandes œuvres en prose d’un face="EU Caron" ィ ムi ワ, d’un ’I ルfah n 稜 (mort en 967) ou d’un Taw ム 稜d 稜 ne seront plus qu’un souvenir.

Ce destin pathétique, qui s’achève sur un « assassinat » commis en pleine fête à l’aide de fleurs, d’ornements et de belles parures, nous pousse à chercher les raisons de ce statut spécial et précaire qui fait apparaître la prose comme une technê soumise à l’apprentissage et non comme une création.

L’origine d’une rupture

Le contexte historique qui a présidé à cette conception de la prose explique, en grande partie, cette destinée.

En effet, mis à part quelques pratiques orales de valeur inégale et de préoccupations diverses, et malgré les affirmations peu fondées de certains défenseurs, outranciers, de l’arabité, la prose a vu le jour vers la fin du Ier siècle grâce à des éléments étrangers, iraniens surtout, qui étaient au service de l’administration califienne.

Il est important de remarquer que cette naissance répondait à un besoin dicté par l’évolution de la société aboutissant, avec l’avènement de ‘Abd al-Malik ibn Marw n (685), à un système administratif plus ou moins bien structuré autour de quelques institutions capitales. D’où la nécessité de disposer de grands commis connaissant bien la langue et justifiant d’une connaissance ou d’une expérience dans les affaires de l’État. Les Iraniens, de par leur appartenance à une tradition politique très ancienne, étaient les mieux préparés à jouer ce rôle: ‘Abd al- ネam 稜d ibn Ya ムy (mort en 750) imposa le style administratif qui servira de modèle à toute l’administration arabo-musulmane au Moyen Âge. Il fut aussi le promoteur d’un genre qui va connaître un sort heureux: l’Épître. Son épître-manifeste adressée aux secrétaires de chancellerie est restée jusqu’à une époque très tardive le code du métier.

‘Abdall h ibn al-Mu face="EU Updot" 廊affa‘, dont on peut dire qu’il fut le premier grand prosateur de langue arabe, est lui aussi un grand commis de l’administration califienne. Doté d’une érudition variée, il porta son attention sur la place de l’homme dans la société et les qualités morales et intellectuelles qu’il doit avoir pour échapper aux vicissitudes de l’époque. Il consacra une partie de ses écrits au savoir nécessaire à l’homme pour garantir le bien-agir dans le monde d’ici-bas et le salut de son âme dans l’au-delà. Une autre partie est consacrée à ce qu’on pourrait appeler l’« éthique politique » où sont exposés, d’une façon un peu trop explicite parfois, sa conception du pouvoir et des rapports que le monarque doit entretenir avec ses serviteurs, ses idées sur l’organisation de certains secteurs, et même des conseils ponctuels concernant un événement. Sa traduction du fameux Kal 稜la wa Dimna , à qui il doit beaucoup de sa renommée, répond à toutes ces préoccupations réunies.

Cette naissance, provoquée par des besoins objectifs d’une société en structuration, aura des conséquences décisives sur le statut de l’écriture et de l’écrivain au Moyen Âge. Née au service d’une administration et d’un pouvoir, cette prose restera, le plus souvent, étrangère à celui qui s’en servira. Elle fut rarement au service d’un écrivain. Très vite assimilée aux autres techniques dont les constituants sont élaborés en fonction des besoins du métier, l’écriture ne sera que la manipulation, avec plus ou moins de dextérité, d’un acquis, d’une somme de règles qui régissent la convenance d’une formule à une situation: elle prendra ainsi la forme et même le statut du travail artisanal, et l’écrivain se transformera en artisan. Soumise aux règles générales du métier indépendamment des conditions de sa production, l’écriture, selon cette conception, n’est jamais individualisée ni particularisée. La conséquence inévitable est que l’art se fait par imitation de stéréotypes et non par invention.

La prose arabe classique ne changera pas de nature ni de vocation, même dans ses moments les plus prestigieux. Sans se confiner dans les préoccupations circonstancielles des premiers prosateurs, face="EU Caron" ィ ムi ワ, qui est considéré, à juste titre, comme le plus puissant prosateur de la littérature arabe, et qui sut élever la prose au plus haut degré de l’éloquence, n’a pas pu donner à l’écriture une autre orientation. Elle est, chez lui, un moyen de connaissance, l’outil d’une exploration du monde, le témoin de grands événements, mais elle n’entretient pas un rapport direct avec lui. Elle nous fait connaître, sans doute, certaines de ses convictions religieuses ou intellectuelles, mais elle ne porte pas sa vision du monde et ne dévoile pas les secrets de son âme. C’est une écriture qui nous étonne, qui nous éblouit mais qui ne nous touche pas. Et c’est pour cela que face="EU Caron" ィ ムi ワ reste, à nos yeux, un prosateur habile, plus habile que tous les autres, un grand savant qui sut réconcilier l’ardeur de la foi avec le flux de la science profane déferlant de toute part, surtout de la Grèce antique. Il était rarement écrivain. La forme ne lui appartenait pas.

L’entreprise de Taw ム 稜d 稜 aurait pu aboutir, n’eût été cette longue tradition qui dégageait l’écrit de l’écrivain. Il est parti de lui, de ses misères et de ses frustrations, mais la forme fut vite occupée par d’autres sujets et le projet avorta.

Ainsi l’histoire de la prose arabe nous semble être l’histoire d’une rupture: rupture entre une forme et une existence, une morphologie impersonnelle et une ontologie intime. L’écrivain est exclu de son projet et tout se passe en dehors de lui, voire à ses dépens. Il n’est que le spectateur, le témoin qui regarde le monde, le transcrit selon les lois immuables de la transcendance. Il n’est jamais appelé à remodeler les formes ni à remplir de sève nouvelle les espaces et les lieux: il est là pour faire taire l’écrivain au profit du prosateur ou du virtuose.

Cette rupture vient consacrer une rupture déjà plus ancienne et beaucoup plus profonde: il s’agit du rapport du texte révélé à la source de sa révélation. L’islam orthodoxe attribue la forme même du message à Dieu. Or il est impensable, dans ce cas, d’aller chercher au détour d’une structure, dans l’espace d’une figure ou dans le rythme d’une période, la charge expressive insufflée au texte par l’auteur. Dès lors, la création se trouve coupée de son créateur individuel.

3. La rhétorique au cœur des enjeux: les deux discours théoriques

Délimitation du domaine arabe: les deux rhétoriques

Il faut commencer par dissiper un malentendu qui pourrait résulter de l’application du terme « grec » de rhétorique au domaine arabe. Rhétorique traduit, en effet, deux mots arabes: kha レ ba et bal gha . Or parler de rhétorique à propos de la bal gha relève beaucoup plus de l’adaptation approximative que de la traduction: les « champs d’observation » de ces deux disciplines ne coïncident, comme nous allons le voir, que très partiellement. Pour désigner le fait rhétorique dans son acception grecque et plus singulièrement aristotélicienne, l’emploi de kha レ ba est beaucoup plus adéquat. Du reste, c’est de ce mot que se sont servis les premiers traducteurs puis les commentateurs arabes de l’ouvrage d’Aristote, pour nommer cet art de la persuasion couvrant les trois champs de l’argumentation, de la composition et de l’élocution et visant à la réglementation de la parole publique. L’objet de ce que les Arabes – de face="EU Caron" ィ ムi ワ (IXe s.) à H zim al-Qar レ face="EU Caron" ギann 稜 (XIIIe s.) – ont appelé bal gha (qui se laisse, aussi, le plus souvent traduire par rhétorique) est plus diffus et son programme moins systématique. Très schématiquement, il s’agit de ce qu’on appellerait une pragmatique et une poétique des discours. Quelle que soit la légitimité (ou la pertinence) d’une telle définition, elle a au moins l’avantage d’indiquer que la distinction, clairement marquée chez Aristote, entre le domaine de la rhétorique (avec sa triade: rhétorique-preuve-persuasion) et le domaine de la poétique (avec sa triade poêsis-mimêsis-catharsis ) n’a plus ici de sens. Nous suivrons, dans les écrits des philosophes arabes (commentateurs d’Aristote) eux-mêmes, l’amorce d’un effacement de cette ligne de partage.

Ainsi, ce qu’on appelle la rhétorique arabe médiévale, et dont on parle au singulier, est une configuration historico-linguistique dominée (très inégalement, il est vrai) par deux types de discours théoriques dont les projets, les méthodes et les programmes sont très différents. Ce qui n’a nullement empêché que s’établissent entre eux toutes sortes d’échanges implicites ou explicites.

Les avatars de la rhétorique aristotélicienne: la « kha size=5レ size=5ba »

Le corpus des textes de rhétorique (kha レ ba ) comprend surtout les commentaires des philosophes arabes – F r b 稜 (mort en 950), Avicenne (mort en 1037), Averroès (mort en 1198), consacrés à la Rhétorique d’Aristote. Ces commentaires, loin d’être des entreprises indépendantes, s’inscrivent à chaque fois dans le cadre d’un commentaire général portant sur l’ensemble de la logique d’Aristote. La Rhétorique d’Avicenne, pour nous en tenir ici à ce philosophe, fait partie de sa Logique qui comprend: les Catégories , De l’interprétation , les Premiers et Seconds Analytiques , les Topiques , les Sophistiques , la Rhétorique et la Poétique . Si nous insistons sur l’appartenance de ces ouvrages de rhétorique à une entreprise globale, c’est pour deux raisons. Premièrement, parce que l’appartenance de cette discipline à la sphère de la logique et, à travers elle, à l’ensemble de la philosophie explique en partie le peu d’écho que ce type de projet aura trouvé auprès des critiques et des rhétoriciens arabes non philosophes. L’autre discours théorique, la bal gha , n’aura pas, en ce qui le concerne, à définir son programme en fonction d’un discours spéculatif, mais en fonction d’une parole révélée: le Coran. Deuxièmement, parce que si une reprise, à visée non expressément philosophique, du projet rhétorique (kha レ ba ) a été malgré tout possible, c’est uniquement à la faveur de cette jonction – illicite d’un point de vue aristotélicien – opérée par F r b 稜 puis par Avicenne entre le rhétorique et le poétique. Nous aurons en effet remarqué qu’Avicenne considère la poétique comme une branche de la logique. C’est la rhétorique qui sert ici de lien ou de pont entre le discours spéculatif et le discours mimétique. Pour comprendre la nature de ce lien, il faut s’arrêter un moment sur le concept de mu ム k t par lequel Avicenne traduit et interprète la mimêsis d’Aristote. Alors que, pour ce dernier, la poésie est une imitation des actions humaines qui passe par la création d’une fable (mythos ) et qu’il n’y a de mimêsis que là où il y a un « faire » (poiein ), Avicenne ne cesse de souligner que la poésie des Arabes imite d’abord les faits et les choses en eux-mêmes, non certes dans le but d’en saisir l’essence ou la quiddité (la poésie n’a affaire qu’à l’accidentel et au contingent), mais afin d’en représenter une image ( ル ra ) agréable ou désagréable. Ce qu’Avicenne, à la suite de F r b 稜, appelle takhy 稜l , c’est cette représentation imaginaire de la chose que le discours mimétique (la poésie) offre à l’imagination (mukhayyila ) de l’interlocuteur. S’adressant à l’imagination, la poésie doit provoquer chez le destinataire un effet d’étonnement (ta ajjub ), de plaisir ou de déplaisir et ne peut donc se contenter d’imiter les choses (si par imitation nous entendons une reproduction fidèle de celles-ci). La mimêsis est par vocation une représentation esthétique puisqu’elle ne retient des choses que ce qui doit avoir un impact sur les sens du destinataire. La saisie mimétique des faits est par essence sélective. C’est pourquoi cette fonction fantastique de la poésie n’est pas séparable de sa fonction pratique ou pragmatique. Si la mimêsis n’est pas une reproduction, c’est parce qu’elle vise à pousser son destinataire à entreprendre telle action ou à s’abstenir de telle autre. C’est par sa finalité pratique que le poétique est comparable au rhétorique. Les deux recherchent l’acquiescement de l’interlocuteur, le premier y parvient grâce au takhy 稜l et le deuxième grâce à la persuasion. Mais si la rhétorique est une entreprise pragmatique recherchant la persuasion plutôt que la connaissance des choses, elle n’en reste pas moins, selon le projet même d’Aristote, la « réplique de la dialectique », c’est-à-dire une théorie générale de l’argumentation dans l’ordre du vraisemblable. Or, en tant que discipline argumentative, la rhétorique doit rester dans l’enceinte de la logique. Grâce à sa double articulation (le concept logique de vraisemblable d’une part et le concept pragmatique de persuasion d’autre part), la rhétorique assure la connexion entre la logique et la poétique. L’ambiguïté que recouvre cette connexion vient de ce qu’elle n’a été possible que par l’exploitation du statut épistémologique bâtard de la rhétorique: la poétique ne se rattache à la logique que par l’intermédiaire de ce qui, dans la rhétorique, s’en détache. Conséquence: la poésie gardera un statut incertain, tantôt subordonné à la hiérarchie ordonnée de la logique, de la dialectique et de la rhétorique, et tantôt autonome, l’accent étant alors mis sur la fonction spécifique et irréductible de la mimêsis et du takhy 稜l , qui se distingue de la fonction démonstrative sans s’y opposer.

Il n’est sans doute pas insignifiant que la seule reprise – dans une perspective non philosophique – du projet aristotélicien se situe au XIIIe siècle, c’est-à-dire à la fin du parcours de la rhétorique arabe (entendue ici en son sens large de kha レ ba et de bal gha ). De fait, si l’on excepte telle ou telle réadaptation fragmentaire et peu systématique de la Rhétorique d’Aristote, par exemple celle de ’Is ム q ibn Wahb (Xe s.) qui consacre dans son ouvrage sur les modes de l’« éloquence » (Al-Burh n f 稜 Wuj h al-Bay n ) un chapitre aux différents types de syllogismes, le livre de ネ zim al-Qar レ face="EU Caron" ギann 稜 (mort en 1285) reste la seule tentative cohérente d’un « aménagement » du programme aristotélicien ou, plus précisément, de son avatar avicennien. Le texte de Qar レ face="EU Caron" ギann 稜 (Minh face="EU Caron" ギ al-Bulagh ’ ) se présente comme un ouvrage de bal gha traitant à la fois de la rhétorique (kha レ ba ) et de la poésie (ši r ). La bal face="EU Updot" 濫ha , pour cet auteur, comprend ainsi deux branches. La possibilité d’une réunion du rhétorique et du poétique sous une même dénomination s’autorise, sans doute, d’Avicenne auquel le livre se réfère constamment et dont il assume explicitement les définitions (de la poésie, de la persuasion, de la mimêsis , du takhy 稜l , etc.). Si ce traité se distingue des deux commentaires d’Avicenne, c’est moins par son ancrage théorique que par la perspective dans laquelle il s’inscrit: le cadre général (à savoir la bal gha ), à l’intérieur duquel la poétique et la rhétorique sont désormais comprises, accentue leur détachement de la philosophie ainsi que leur affranchissement de la haute surveillance que la logique continuait à exercer sur elles chez Avicenne. D’où l’inégalité de l’attention accordée à ces deux disciplines. L’ouvrage est, en fait, et malgré les déclarations de l’auteur, presque exclusivement consacré à la poésie. Et il ne pouvait en être autrement: que reste-t-il en effet du concept essentiellement logique de vraisemblable et de ce syllogisme rhétorique qu’est l’enthymème une fois coupés les liens avec la logique? Il ne reste de la rhétorique que son aspect pragmatique et intersubjectif qu’elle partage avec la poétique. L’autre conséquence de ce nouveau cadrage nous intéresse ici plus particulièrement puisqu’elle touche à l’autonomie et à la réhabilitation (dont les conditions de possibilités étaient déjà présentes, nous l’avons vu, dans le programme d’Avicenne) de la fonction mimétique et représentative (mu ム k t , takhy 稜l ). Cette libération du pouvoir fantastique de la mimêsis (précédemment contrôlé par le discours spéculatif) ne pouvait aller sans une explication qui ressemble fort à une défense de la poésie. Voici comment se présente, dans ses grandes lignes, la démarche de Qar レa face="EU Caron" ギann 稜: de même que le raisonnement logique recherche la démonstration et recourt au syllogisme et que la rhétorique recherche la persuasion et recourt à l’enthymème, la poésie recherche l’acquiescement de l’interlocuteur et y parvient grâce à la mimêsis (mu ム k t ) et au takhy 稜l . Mais alors que l’enthymème rhétorique se définit par ses prémisses vraisemblables et ne peut y substituer des prémisses vraies ou certaines sous peine de cesser d’être ce qu’il est, la poésie, elle, ne se définit que par la mimêsis et le takhy 稜l . Par conséquent, rien ne l’empêche de partir de prémisses vraisemblables ou même certaines. Ainsi, loin d’être condamnée au faux ou au mensonge, la poésie n’est même pas – contrairement à la rhétorique – limitée au vraisemblable. Les prémisses se rapportent à la mimêsis et au takhy 稜l (qui seuls définissent l’essence du poétique) comme la cause matérielle à la cause formelle. Tel discours poétique peut être vrai ou faux selon que ses prémisses sont vraies ou fausses, mais le poétique n’est, en soi, ni vrai ni faux. Il n’est qu’un mode spécifique de représentation ou de révélation analogique (tamth 稜l 稜 ): les choses ou leur sens ne s’y présentent pas immédiatement mais s’y réfléchissent. C’est ce mode de représentation figuratif (faisant appel à la comparaison (tašb 稜h ) et à la métaphore ( isti ra )), qui délimite la spécificité et l’autonomie de la poésie. Celle-ci n’est pas un discours spéculatif mais pratique. D’où son irréductibilité: ce que je puis savoir d’une chose concerne toujours son essence, mais ce que je puis vouloir de cette même chose ne peut que concerner exclusivement ses accidents.

Le deuxième discours théorique: la « bal size=5 face="EU Updot" size=5濫a »

Pris dans sa seconde acception, le terme de rhétorique recouvre trois notions parfois proches jusqu’à la synonymie et qui, néanmoins, comportent des valeurs sémantiques distinctes. Ces notions sont: bay n , fa ル ムa , bal face="EU Updot" 濫a . Dans bay n , c’est surtout l’idée de dévoilement, de manifestation, d’apparaître qui prédomine. Le sens (ma n ) n’étant pas manifeste par lui-même doit, pour se communiquer, passer par le signe (dal la ). Le bay n renvoie donc à cette fonction apophantique , ou dévoilante, du discours, qui permet au sens (ou à la pensée) de se communiquer dans une évidence maximale. Dans fa ル ムa , l’accent est mis sur la pureté du médium, sur les qualités intrinsèques de la forme expressive (laf ワ ). Le critère ultime de l’éloquence (fa ル ムa ) du laf ワ étant son aptitude à manifester (le sens) sans trop se manifester (en tant que médium), autrement dit à s’effacer afin de ne pas offusquer le sens qu’il véhicule. Bal face="EU Updot" 濫a enfin, se rapporte à la finalité de la rhétorique (à son telos ): la communication du sens. Ce qui explique que ce mot, dont la racine signifie d’abord l’arrivée (à destination, au but), ait fini par désigner l’ensemble de l’opération rhétorique et par s’adjoindre les valeurs sémantiques attachées aux deux autres notions.

L’avènement du sens (ma n ) – son apparaître, sa transmission et son arrivée –, tel est donc l’objet de cette deuxième rhétorique. Or, l’une des thèses de celle-ci est que le sens (un même sens) se laisse dire de plusieurs façons et donc atteint son destinataire à chaque fois différemment. C’est pourquoi la bal face="EU Updot" 濫a sera, simultanément, une théorie de l’élocution traitant des techniques et procédés discursifs ainsi que des tropes, et des figures du discours (exemple: Kit b al-Bad 稜 d’Ibn al-Mu‘taz, IXe s.); une poétique étudiant les différents types et genres de discours (exemple: Kitab as- プin atayn d’Al-‘Askar 稜, Xe s.); et une pragmatique mesurant la force, c’est-à-dire l’effet, sur le destinataire, des événements multiples d’un même sens (exemple: Asr r al-Bal face="EU Updot" 濫a de face="EU Caron" ィur face="EU Caron" ギ n 稜, XIe s.).

Pour qui veut tracer une histoire de la bal face="EU Updot" 濫a , cette question du polymorphisme du sens pourrait servir de fil conducteur. Non seulement parce qu’elle est, sans doute, le motif dominant ou le trait le plus insistant de cette rhétorique – tous les auteurs y reviennent, de face="EU Caron" ィ ムi ワ (IXe s.) à Sakk k 稜 (XIIe s.) –, mais surtout parce que les données de cette question s’appuient elles-mêmes sur une « philosophie » de l’histoire fondée sur la possible répétition du « même » (la possibilité d’une telle itération impliquant à la fois l’identité et la différence de ce « même »). La bal face="EU Updot" 濫a se présente comme une histoire du sens (elle en relate l’avènement et les événements), plus exactement comme une histoire de ses métaphores: le système des tournures du sens, de ses tours ou tropes. En effet, la thèse du polymorphisme du sens (de sa traductibilité) implique celle de la métaphoricité originaire des formes auxquelles il se prête. De fait, si le sens ne fait qu’emprunter les formes expressives ou que s’y prêter (rappelons que métaphore, isti ra , signifie en arabe « emprunt »), c’est parce qu’il n’y a aucune forme qui lui soit absolument adéquate, c’est-à-dire propre.

Dans cette histoire, le texte coranique joue un rôle majeur: on peut dire que la bal face="EU Updot" 濫a se rapporte au discours coranique comme à sa fin (à la fois au sens de telos et à celui de mort). En effet, il n’y a de bal face="EU Updot" 濫a (au sens d’art aspirant à la maîtrise des procédés discursifs) qu’à la faveur de cet écart irréductible entre le sens et ses manifestations, qu’à condition que le sens soit une essence rigoureusement distincte de ces formes (celles-ci n’ayant que le statut d’accidents). Sans cette différence, toute « aventure » discursive serait impossible et tout projet rhétorique inutile. Mais, inversement, il n’y a de bal face="EU Updot" 濫a (au sens de: vertus et mérites qui font l’excellence d’un discours) que là où s’amorce une réduction de cet écart; c’est-à-dire une réduction du caractère accidentel, factuel ou contingent de tel événement du sens. Or cette coïncidence impossible entre l’essence sémantique et l’accident formel (coïncidence qui élève l’accident au rang de l’essence), à laquelle tend la bal face="EU Updot" 濫a comme à sa « fin », le Coran la réalise. Le rapport entre le sens (ma na ) et la forme (laf ワ ) est au centre d’un certain nombre d’ouvrages de rhétorique (écrits surtout à partir du Xe s.) consacrés à la question de l’inimitabilité (i j z ) du texte coranique. C’est par le biais de cette question que le discours rhétorique rencontre le discours théologique. La révélation est au principe de cette rencontre ou, plus exactement, ce qui dans la révélation implique une certaine irréductibilité du fait ou du phénomène au sens. La problématique théologique de la révélation (wa ムy ) se heurte, en effet, à une objection (que l’on peut appeler, pour aller vite, rationaliste) dont l’argument se résume ainsi: du moment que cette révélation est un « événement » discursif (le Coran), le révélé ne peut être que du sens, c’est-à-dire une idéalité sans attributs spatio-temporels et qui donc se passe, en droit sinon en fait, de son occurrence ou révélation. La réponse à cette objection est que, dans le cas du Coran, ce qui est révélé, ce n’est pas seulement tel sens ou telle vérité, mais d’abord la révélation elle-même. Ce livre révèle avant tout la vérité de la révélation et une telle vérité ne s’énonce pas mais s’effectue ou, si l’on ose dire, se « performe »: son sens est tributaire du fait de sa réalisation. Le contenu du Coran ne peut qu’affirmer ce qu’il affirme (à savoir qu’il est un livre révélé) sans pouvoir le prouver, seule le peut la manière (incomparable) dont il l’affirme (le révèle). Ici le discours annonce sa vérité en la performant. C’est cette performance probante (cette rhétorique ou poétique uniques) que les traités de bal face="EU Updot" 濫a auront à étudier. Ainsi l’attention qu’accordent ces traités au « fait » du langage (laf ワ ) n’est pas une attention portée à la facticité de ce fait mais à son sens. Quel est donc le sens de ce fait? Cette question, on peut le dire sans excès, aura été l’unique question de la bal face="EU Updot" 濫a depuis, au moins, face="EU Caron" ィ ムi ワ (mort en 868). Toutefois, c’est moins une réponse proprement dite que l’on trouvera dans les écrits de cet auteur que les conditions pratiques et théoriques qui auront rendu possible la formulation de la question et, partant, un projet rhétorique. L’ouvrage de face="EU Caron" ィ ムi ワ, Al-Bay n wa t-Taby 稜n , se présente comme un corpus d’énoncés (textes, définitions, opinions, thèmes d’origine arabe aussi bien qu’étrangère) ayant trait à la rhétorique. Cette entreprise encyclopédique, qui convoque et cite tout le savoir d’une époque, coupe ces énoncés de leurs provenances, leur conférant ainsi une autonomie et les faisant accéder au statut de théorèmes (au sens étymologique d’objets d’étude). On peut, certes, mettre en cause la légitimité de ce travail de « citation » qui détache les propositions citées de leurs contextes aussi bien historiques que discursifs. Il faut néanmoins se rappeler que ce travail de citation (de traduction, de transplantation et d’emprunt) est au fondement des opérations rhétoriques de transfert (ma face="EU Caron" ギ z ), de transport (métaphore), bref de réinscription du sens.

L’histoire de la bal face="EU Updot" 濫a est en quelque sorte l’histoire des « lectures » successives de l’héritage de face="EU Caron" ィ ムi ワ. Nous retiendrons ici, à cause de son exemplarité, celle de Abd al Q hir al- face="EU Caron" ィur face="EU Caron" ギ n 稜 (mort en 1078) concernant la question du rapport entre laf ワ et ma na – forme (expression) et sens. Posée en vue de la détermination d’un critère permettant de juger de la valeur des discours, cette question devrait, du même coup, rendre possible un classement hiérarchique des textes (Coran, poésie, prose littéraire, etc.). La lecture faite par face="EU Caron" ィur face="EU Caron" ギ n 稜 de la thèse de face="EU Caron" ィ ムi ワ sur le laf ワ est une opération complexe qui procède de la traduction et de l’explicitation. À la fois fidèle et violente, elle redouble ce qu’elle lit tout en rompant avec. Pour face="EU Caron" ィ ムi ワ, la valeur (mérite et excellence) d’un discours dépend de la manière dont le sens y est formulé ou exprimé et non de ce sens en tant que tel: si la comparaison entre les discours se faisait sur la base du sens véhiculé, tous les textes exprimant un même sens devraient avoir la même valeur. Conclusion: l’objet de la bal face="EU Updot" 濫a , c’est l’étude du laf ワ . Partant des mêmes prémisses et s’en tenant aux mêmes principes, face="EU Caron" ィur face="EU Caron" ギ n 稜 aboutit à une conclusion à la fois identique à celle de face="EU Caron" ィ ムi ワ et tout autre. Afin d’éviter l’équivocité du concept de laf ワ , face="EU Caron" ィur face="EU Caron" ギ n 稜 propose de le remplacer (en fait de le traduire) par celui de na ワm (composition). Ce dernier concept a justement pour fonction d’éviter l’opposition entre forme (laf ワ ) et sens (ma na ), en la déplaçant en quelque sorte à l’intérieur du sens. Si le na ワm relève de la forme, c’est dans la mesure où celle-ci n’est rien d’autre qu’une différence de sens (il ne s’agit pas d’une différence entre deux sens mais bien des versions d’un même sens, du sens « différant » de lui-même). Ainsi face="EU Caron" ィur face="EU Caron" ギ n 稜 peut dire que, comme face="EU Caron" ィ ムi ワ, ce qui l’intéresse c’est non pas le sens mais son exposition. Mais, contrairement au laf ワ , le na ワm marque clairement que cette exposition – ou expression – ne se réduit pas à la facticité de l’événement oral ou écrit que perçoit le destinataire. Puisque le sens est une opération prédicative, le na ワm , en tant qu’application des catégories grammaticales – lesquelles sont des opérations logiques de relations –, sera donc le mode selon lequel le sens s’informe: s’espace, s’articule et se déplie en syntaxe (se présente et s’actualise avant toute re-présentation formelle et phénoménale). Nous avons ici affaire à un processus d’exposition où le sens, sans sortir de son idéalité, se révèle en se différenciant de lui-même, l’exemplarité de cette lecture venant de ce qu’elle théorise sa propre possibilité: entre deux textes (par exemple ceux de face="EU Caron" ィ ムi ワ et de face="EU Caron" ィur face="EU Caron" ギ n 稜) ayant le même sens, la différence sera à la fois évidente et improbable: ce qui distingue le sens de l’un du sens de l’autre n’est rien d’autre que la distinction . C’est sans doute à la faveur de ce pli entre différence et identité, qui est aussi un pli entre sens et forme, que s’annonce la rhétorique.

4. Échos de l’Espagne musulmane

Une périodisation nuancée de l’évolution de la littérature arabe dans l’Espagne musulmane, qui tiendrait compte à la fois des événements extérieurs et des fluctuations de la lutte engagée par des esprits avisés contre l’inévitable influence de la culture orientale, ferait sûrement apparaître une certaine concordance avec les phases successives de l’histoire politique du pays; il est toutefois permis de diviser les huit siècles durant lesquels des musulmans ont régné sur une portion de plus en plus réduite du territoire européen, nommé al-Andalus par les Arabes, en deux grandes périodes à peu près égales, selon l’importance du rôle joué par l’idéologie islamique dans la vie politique, sociale et intellectuelle de la région.

La première période correspond au règne des émirs, des califes umayyades et des roitelets appelés mul k al- レaw ’if en arabe, reyes de taifas en espagnol; elle s’étend de 92 à 485 (711 à 1092 après l’hégire) et se caractérise en gros par la prépondérance de la littérature profane et, singulièrement, de la poésie classique, sur la littérature religieuse pourtant assez largement développée, ainsi que par la formation progressive de la personnalité andalouse.

La seconde période s’étend de la conquête almoravide à la fin de la domination islamique (485-897/1092-1492). Alors que, sous les Umayyades et les reyes de taifas , les gouvernants et, en quelque mesure, les populations éprouvaient une relative indifférence à l’égard des impératifs religieux et que les matières littéraires occupaient une place considérable dans la préparation de l’élite intellectuelle destinée à remplir de hautes fonctions dans l’administration et le gouvernement, sous les Almoravides et les Almohades, le triomphe de l’intégrisme prôné par les Berbères maghrébins moins sensibles que leurs prédécesseurs aux charmes de la langue arabe s’accompagne, par la force des choses, d’une floraison remarquable des sciences religieuses; d’une façon plus inattendue, la philosophie et les sciences mathématiques et naturelles se développent considérablement et dominent l’activité intellectuelle au détriment de la littérature proprement dite, tandis que la versification classique tend à s’effacer devant des formes originales de poésie populaire et que la prose, censément littéraire, devient de plus en plus alambiquée.

Naissance d’une lyrique andalouse

On ne sait rien des premières compositions poétiques auxquelles ne manqua certainement pas de s’adonner la minorité de guerriers arabes engagés dans les opérations militaires, mais on peut supposer que ceux d’entre eux qui possédaient quelque talent ne se privèrent pas de chanter en vers leurs prouesses, de glorifier leur tribu, de se plaindre de l’éloignement du pays natal et de pleurer leurs morts. À en croire Ibn ネazm, le poète face="EU Caron" ィa‘wana b. al- プimma n’était nullement inférieur à ses célèbres contemporains face="EU Caron" ィar 稜r et al-Farazdaq (Ier-IIe/VIIe-VIIIe s.), mais il est aujourd’hui impossible de s’en assurer, car ses vers, probablement de facture traditionnelle, n’ont pas été conservés; on ne sait d’ailleurs pas si des spécimens en figuraient dans une anthologie qui est probablement une des plus anciennes tentatives visant à la défense et à l’illustration d’al-Andalus, le Kit b al- ネad ’iq d’A ムmad b. Fara face="EU Caron" ギ (mort en 344/956) composé à l’imitation du Kit b al-Zahra de Mu ムammad b. D w d, mais contenant exclusivement des œuvres andalouses.

Au demeurant, d’après une donnée qu’al-T 稜f š 稜 (VIIe/XIIIe s.) rapporte tardivement en se référant à une série de transmetteurs successifs, « les gens d’al-Andalus chantaient à la manière des chrétiens ou des chameliers arabes »; cette notation est trop succincte pour être valablement exploitée, mais on peut en inférer un goût précoce pour le chant, qui ne devait cesser de s’affirmer par la suite, et la coexistence de deux lyriques qui, bien qu’éloignées l’une de l’autre, allaient bientôt se mêler pour aboutir, vers la fin du IIIe/IXe siècle, à la création du muwašša ム . Cette forme poétique hybride, inventée par un poète aveugle de Cabra, Muqaddam b. Mu‘ f , et exclusivement destinée à être chantée, est typiquement andalouse; elle est caractérisée, essentiellement, par une disposition strophique originale et surtout, indépendamment de la légèreté du ton, par une sorte d’envoi, la har face="EU Caron" ギa , qui présente cette remarquable particularité de contenir un plus ou moins grand nombre de mots empruntés à la langue de la population indigène, le roman. Le muwašša ム , qui est un trait d’union entre musulmans et chrétiens et fournit un puissant élément de réponse à la question des rapports entre la poésie hispanique et celle des troubadours, aurait pu devenir une cause de rupture entre l’Espagne et l’Orient arabes, mais celui-ci se mit à imiter l’Occident andalou et à composer à son tour des muwašša ム t , si bien qu’une sorte d’équilibre se rétablit. La création de cette forme poétique, que l’on a tendance à monter en épingle parce qu’elle constitue un phénomène extraordinaire en même temps qu’elle apparaît comme visant à assurer à al-Andalus une indépendance littéraire partielle, ne revêt pas l’importance qu’on lui prête depuis que le secret de la har face="EU Caron" ギa a été percé à la fin des années 1940. En effet, le muwašša ム était à juste titre regardé comme populaire et indigne d’être cultivé par les poètes de formation classique qui, eux, ne cessèrent de suivre la tradition orientale et ne tardèrent pas à trouver leur modèle idéal dans l’œuvre d’al-Mutanabb 稜.

Le modèle oriental

En vérité, il était difficile de lutter contre l’influence de Bagdad, qui s’exerçait par l’intermédiaire des pèlerins et des voyageurs d’un côté, des immigrés en Espagne de l’autre. Parmi ces derniers, le plus célèbre est Ziry b (173-243/789-857) qui, arrivé à Cordoue en 206/821, y introduisit la musique irakienne et, en matière de soins corporels, de vêtements, de cuisine ou d’usages mondains, les modes et les goûts de la haute société bagdadienne.

Dans le domaine des études philologiques et lexicographiques qui sont à la base de la culture générale, c’est encore un Irakien, Ab ‘Al 稜 al-Q l 稜 (288-356/901-967), qui, venu à Cordoue au début du IVe/Xe siècle, donne le ton avec ses Am l 稜 ; au siècle suivant, Ibn S 稜duh (398-458/1007-1066), qui, lui, est andalou, met en œuvre la documentation recueillie par des enquêteurs orientaux pour élaborer un monument éternel de la lexicographie arabe, le muha ルルa ル . Dans les ouvrages rédigés à la gloire de l’Espagne musulmane, les mérites des Andalous sont favorablement comparés à ceux des savants, des écrivains et des poètes d’Orient qui ont contribué à la formation de la culture arabo-islamique; mais, en dépit d’un nationalisme parfois acerbe, la concurrence ne s’est pas exercée dans tous les domaines. C’est ainsi, par exemple, que le premier livre de l’adab qui voudrait « prendre de tout un peu », le fameux ‘Iqd d’Ibn ‘Abd Rabbih, offre si peu de données andalouses que le vizir des B yides, al- プ ムib Ibn ‘Abb d, se serait écrié en le feuilletant: « Mais c’est notre marchandise qui nous est rendue! »

En revanche, les historiens andalous paraissent manifester un net souci d’indépendance en compilant des chroniques dynastiques, des biographies de savants, de cadis, de secrétaires ou de médecins de leur pays, mais il n’empêche que c’est l’un d’eux, ‘Ar 稜b b. Sa‘d (mort en 370/980), qui a continué les Annales de ヘabar 稜; ce même ‘Ar 稜b est pourtant l’auteur du calendrier agricole qui, amalgamé à un calendrier liturgique dû à l’évêque Recemundo, est désormais connu sous le nom de Calendrier de Cordoue ; on possède là un des témoignages les plus probants de l’interpénétration, sur le plan culturel, des deux éléments ethniques et des adeptes des deux religions principales.

C’est un peu plus tard, pendant la guerre civile qui aboutit au démembrement de l’empire des Umayyades, que se signala une personnalité exceptionnelle, Ibn ネazm (384-456/994-1064), qui domine tous les domaines de l’activité intellectuelle et demeure un des représentants les plus prestigieux de la culture arabo-islamique tout entière. De son énorme production, on retiendra seulement son histoire des idées religieuses, le Kit b al-Fi ルal , et, dans le cadre de la littérature proprement dite, son traité de l’amour idéal, le ヘawq al- ムam ma (« Le Collier de la palombe »), qui appartient désormais au patrimoine universel. On fait grand cas d’un vers de sa composition: « Perle de Chine, je puis me passer de toi, car j’ai le rubis d’al-Andalus », et il est certain qu’il était très fier de sa patrie, mais, bien que versificateur lui aussi, il ne paraît finalement pas s’être attaché à faire œuvre originale en matière de poésie avec autant d’ardeur que son ami Ibn Šuhayd (382-426/992-1035). On a voulu voir en ce dernier un chef d’école, le promoteur d’un style andalou, alors qu’en réalité ce poète et prosateur de talent s’est trouvé bien isolé. Quoique ses écrits ne nous soient point parvenus intégralement, on peut constater qu’il cherchait à rejeter les méthodes d’enseignement, la tradition livresque, l’empire exercé par les philologues qui imposaient l’érudition et l’imitation, pour proclamer hautement que le talent littéraire ne s’acquiert pas, ne se communique pas et que l’on en est ou non doué à sa naissance. Pourtant, Ibn Šuhayd a composé dans sa jeunesse un ouvrage tout à fait remarquable, la Ris lat al-taw bi‘ wa-l-zaw bi ‘, dans lequel il imagine un voyage, en compagnie de son djinn personnel, au pays des génies inspirateurs des grands poètes et prosateurs du passé, pour présenter de brefs spécimens de ses propres œuvres écrites dans le style de chacun de ces modèles, tous orientaux, et les faire approuver par les djinns mis en scène. Il semble néanmoins regretter d’être obligé d’employer lui aussi la prose rimée, pour se conformer au goût de l’époque formé en grande partie par la caste des hauts fonctionnaires à laquelle il appartenait d’ailleurs.

Sous les Umayyades, déjà, l’idéal pour un homme de lettres était d’obtenir un poste de secrétaire dans l’administration et, pour un poète, d’être autorisé à chanter les louanges des califes, grands dispensateurs de substantielles pensions. Il se trouve que la poésie bénéficia grandement du démembrement de l’empire et de la constitution des principautés indépendantes qui multiplièrent les cours des princes souvent fins lettrés où, selon l’expression de García Gómez, « un impromptu pouvait valoir un vizirat ». Sous les reyes de taifas , elle devint donc reine, et il faudrait citer tous les poètes qui ont gravité autour de ces roitelets, allant de capitale en capitale à la recherche de mécènes plus généreux. On retiendra les noms d’Ibn Zayd n (393-463/1003-1070) à Cordoue et Séville, d’Ab Is ム q al-Ilb 稜r 稜 (mort en 459/1067) à Grenade, d’Ibn ‘Abd n (mort en 529/1134) à Badajoz, d’Ibn ‘Amm r (mort en 477/1084), d’Ibn al-Labb na (mort en 507/1113) et du Sicilien Ibn ネamd 稜s (447-527/1055-1132) à Séville, où s’illustra le roi lui-même, al-Mu‘tamid (mort en 488/1095) qui, sans contrainte de nature économique, put exprimer plus librement ses sentiments avant d’exhaler les plaintes que lui inspira son exil au Maroc. Il n’est pas exagéré d’affirmer que les bons conseils d’Ibn Šuhayd ne furent nullement suivis au cours de ce Ve/XIe siècle pourtant si fécond, car l’influence orientale redevint prépondérante, et le modèle universellement suivi fut al-Mutanabb 稜, dont le succès permanent est attesté par les commentaires de son D 稜w n qu’ont élaborés des érudits andalous. Al-Mu‘tamid connaissait parfaitement l’œuvre du chantre de Say al-dawla, ce qui lui attira une fois cette magnifique réplique d’un poète de son entourage, Ibn Wahb n (mort en 484/1092): « Très fier de sa poésie, il s’est fait passer pour prophète (mutanabb 稜 ), mais s’il avait su que tu citerais ses vers, il se serait pris pour Allah. » Au siècle suivant, la réaction d’un Ibn Bass m (mort en 542/1147) est digne d’être relevée; ce philologue et critique constate en effet avec humeur que l’on admire exagérément l’Orient: « Qu’un corbeau croasse dans ces contrées orientales ou qu’une mouche bourdonne au fin fond de la Syrie et de l’Irak, écrit-il, et l’on se jette à genoux comme devant une idole... » Son anthologie, la face="EU Domacr" ヵa face="EU Domacr" 更 稜ra , destinée à conserver les meilleures productions des prosateurs et des poètes de l’époque des taifas , vint à point nommé pour rappeler aux Andalous les mérites de leurs compatriotes, à un moment où la conquête du pays par les Almoravides devait porter un coup fatal à la littérature. Comme on pouvait s’y attendre, l’indignation d’Ibn Bass m n’eut guère de résultat et, de même que les poètes qui subsistèrent ne cessèrent de s’inspirer d’al-Mutanabb 稜, de même al- ネar 稜r 稜 devint l’idole des prosateurs, et ce n’est pas sans raison que le commentaire le plus développé de ses Maq m t est dû à un Andalou, al-Šar 稜š 稜 (mort en 619/1222). Durant les siècles suivants, les termes maq ma et ris la , qui désignent proprement des formes différentes, s’appliquent indistinctement à des exercices d’école en prose rimée sur des sujets tels que le sabre et la plume, que l’on juge propres à mettre en évidence le talent de l’auteur.

Déclin de la littérature, essor des sciences sous les Almoravides et les Almohades

Pour contrebalancer en quelque sorte la médiocrité de la poésie classique, le muwašša ム se développa considérablement et, déjà regardé comme un genre populaire, il ne tarda pas à connaître une fortune nouvelle sous sa forme dialectale, le za face="EU Caron" ギal , qu’illustra un vrai poète, Ibn Quzm n (mort en 555/1160).

Jusqu’à la fin de la reconquista , l’homme de lettres le plus notable est Lis n al-d 稜n Ibn al- face="EU Domacr" ヷa レ 稜b (713-776/1313-1374), qui domine nettement son époque et, comme Ibn ネazm trois siècles plus tôt, excelle dans la plupart des domaines de l’activité littéraire; le contraste entre les deux hommes est néanmoins frappant car, à l’image de tant de ses prédécesseurs et de ses contemporains, Lis n al-d 稜n remplace la profondeur de la pensée par le clinquant du style.

Le déclin de la littérature proprement dite est compensé par le développement attendu des sciences religieuses et du ル fisme, que l’un des plus grands mystiques de l’islam, Ibn al-‘Arab 稜 (560-638/1165-1240), illustre durablement, mais aussi par l’essor plus paradoxal des sciences et même de la philosophie. Le calife umayyade al- ネakam II avait constitué une bibliothèque qui aurait contenu jusqu’à 400 000 volumes; al-Man ル r Ibn Ab 稜 ‘ mir l’avait bien fait expurger de tout ce qui pouvait nuire à la pureté de l’islam, mais le branle était donné et tous les éléments helléniques de la culture arabo-islamique – mathématiques, astronomie, botanique, médecine, pharmacopée et philosophie – se trouvaient réunis pour intéresser ces chercheurs, ces praticiens et ces penseurs andalous qui ont si efficacement contribué au développement de la science et de la pensée dans l’Europe médiévale. Il suffira de rappeler que la faculté de médecine de Montpellier utilisait des traductions latines de traités hispaniques et que des musulmans d’Espagne étaient assez célèbres pour être désignés sous des noms romanisés tels qu’Avempace (Ibn B face="EU Caron" ギギa, mort en 533/1138) ou Averroès (Ibn Rušd, mort en 595/1198).

5. La littérature de l’espace

La littérature qu’il est convenu d’appeler géographique est fille du califat abbasside qui s’installe à Bagdad au milieu du VIIIe siècle. Elle procède, pour l’essentiel, de la nécessité d’appréhender l’espace couvert par l’autorité souveraine, et de le situer par rapport aux espaces voisins, byzantin, turc, indien, africain ou européen: l’administration de l’Empire, et aussi les besoins du commerce, la connaissance des routes et des relais, sur terre, sur les fleuves et sur les mers imposent de saisir la réalité vivante de l’espace des hommes. Mais la géographie arabe, en tant que fille de Bagdad, participe aussi des rencontres qui marquent le siècle, de l’ouverture à des mondes qui relèvent de l’histoire autant que de la carte. À côté de l’espace géographique que cette littérature entend décrire, il existe aussi un espace culturel dont elle est tributaire et qui regroupe, avec le trésor de l’Arabie, païenne ou musulmane, des fragments hérités de la Grèce ou de la Babylonie antiques, de l’Iran et de l’Inde.

Les champs et les fonctions

Des premières décennies du VIIIe siècle aux approches de l’an mil, on peut distinguer, sommairement, cinq géographies de langue arabe, définies par le champ qu’elles assignent à l’espace étudié.

Descriptions du monde

La plus ambitieuse, et la première en date, vise l’espace total, celui de la terre des hommes. L’impulsion décisive naît ici de la fondation, par le calife al-Ma’m n (813-833), de la maison de la Sagesse (Bayt al- ムikma ), sorte d’institut avant la lettre qui regroupe bibliothèques et savants des disciplines les plus diverses. La géographie grecque de Ptolémée passe ainsi en arabe, et sa description de la terre s’accroît, du côté de l’Orient, des nouvelles données acquises sur le terrain, d’une part, de la géographie et de l’astronomie indiennes, d’autre part. De là naît, avec des savants comme al- face="EU Domacr" ヷuw rizm 稜, ce que l’on appelle l’image de la terre ( ル rat al-ar ボ ), laquelle se propose la représentation de notre globe accompagnée, le cas échéant, d’une brève évocation de ses principaux fleuves, lacs, mers, sources et villes, le tout réparti en sept zones (« climats », iql 稜m ) que l’on dispose du sud au nord en partant de l’équateur, l’hémisphère austral, mal connu, étant laissé en dehors.

Relations des pays lointains

D’autres auteurs se proposent l’espace étranger au monde de l’Islam. Les marchands, d’abord, qui suivent la voie royale du grand commerce lointain vers les mers de l’Inde et de la Chine, et qui rapportent de leurs voyages une foule de renseignements sur les pays visités, leurs sociétés et leurs mœurs, les produits achetés, les escales, les itinéraires et la navigation. Le modèle du genre est la Relation de la Chine et de l’Inde (A face="EU Domacr" 更b r a ル- プ 稜n wa l-Hind ), composée au milieu du IXe siècle. À côté des marins, y apparaissent les voyageurs de la terre, les curieux, les agents de renseignements et les prisonniers revenus de Byzance, auxquels nous sommes redevables de diverses données sur la dangereuse voisine de l’Islam; enfin, les ambassadeurs, représentés par la relation d’Ibn Fa ボl n, qui fit partie, dans les années 921-922, d’une mission envoyée par le califat de Bagdad auprès des Bulgares de la Volga, et dont l’extraordinaire récit nous parle, non seulement de ce peuple, mais encore des face="EU Domacr" ヷ・zars de la Caspienne, des Russes (R s) et de certaines tribus turques.

Littérature du Domaine (« mamlaka »)

Un tournant majeur de la littérature géographique arabe se situe au début du Xe siècle, lorsqu’un Iranien, al-Bal face="EU Domacr" 更 稜, décide de composer un atlas des pays d’Islam et d’eux seuls: avec lui, avec ses successeurs, l’espace de la géographie sera donc strictement musulman. Le commentaire, très bref, qui accompagne les cartes devient, après al-Bal face="EU Domacr" 更 稜, l’objet premier du livre et se taille peu à peu la part du lion, avec al-I ルレa face="EU Domacr" 更r 稜, qui le développe, puis voit son œuvre reprise à son tour et considérablement augmentée par Ibn ネawqal, tandis que le Palestinien al-Muqaddas 稜, à la fin du Xe siècle, donne sa forme achevée à cette littérature du Domaine (al-mamlaka ) de l’Islam, laquelle se fonde sur les acquis antérieurs, mais aussi sur le voyage et l’exploitation systématique des données prises sur le vif.

Du rapport administratif à la culture générale

Restent deux autres façons de considérer l’espace, en le définissant non plus par le champ couvert, mais par sa destination, par l’intérêt supposé du lecteur. On parlera, d’abord, d’un espace utile. Ici interviennent les fonctionnaires, grands commis des services du califat bagdadien, et notamment de la poste (bar 稜d ). Ceux-là, maîtres du renseignement, s’intéressent à ces trois clés de l’administration impériale que sont l’impôt, les routes (avec les relais de poste) et la défense aux frontières. Mais l’image du fonctionnaire-scribe (k tib ), qu’ils incarnent si puissamment, est double: l’administrateur spécialisé doit aussi, selon le code du temps, faire la preuve d’une absolue maîtrise du beau style; le k tib sera donc écrivain autant que scribe. Et dans la mesure où l’écrivain ne peut pas, quant à lui, ne pas se confondre avec le lettré (ad 稜b ), il conviendra qu’il expose ce minimum de connaissances profanes, prises aux domaines les plus divers, sans lequel il n’est pas d’« honnête homme ». Au total, pour le k tib , il y a autant d’utilité à connaître l’entour du sujet que le sujet lui-même. Ainsi s’explique que la géographie des administrateurs, avec Ibn face="EU Domacr" ヷurd face="EU Domacr" ヽbeh, Ya‘q b 稜 et Qud ma (milieu du IXe s.-milieu du Xe), non seulement traite des pays d’Islam à travers un certain nombre de détails dont les services officiels ne peuvent se passer – circonscriptions cadastrales, revenus de l’impôt foncier, situation aux frontières, itinéraires, et aussi productions, emplacement des tribus, tableau des villes –, mais prenne également en compte, à l’extérieur comme à l’intérieur des frontières de l’Islam, des données que nous dirions de culture générale, extrêmement variées et qui vont des merveilles de Constantinople ou de Rome à la société chinoise, en passant par les grands fleuves de la terre ou les curiosités du monde animal et végétal.

Sous ses deux aspects – le second surtout, mais pas exclusivement –, cet espace utile du géographe-administrateur va devenir, pour tous ceux qui aspirent à la qualification d’ad 稜b , un espace notable. Le genre de l’adab , de la culture générale profane et diversifiée, qui touche des secteurs entiers de la littérature arabe, s’empare aussi de la géographie, par deux chemins. Les thèmes évoqués plus haut, mais d’autres aussi, qui viennent des textes des voyageurs, de la ル rat al-ar ボ et même de la géographie administrative stricto sensu , tous frappés de l’estampille de l’adab et intégrés au bagage de l’honnête homme, entrent dans la littérature encyclopédique du Xe siècle, celle des Atours précieux d’Ibn Rusteh ou des Prairies d’or d’al-Mas‘ d 稜. L’autre voie possible est plus intéressante et va déboucher sur une véritable géographie de l’adab . À l’aube du Xe siècle, Ibn al-Faq 稜h compose un Livre des pays (Kit b al-buld n ) qui fonde, à sa manière, une science: à travers une foule de thèmes grappillés ici et là, s’élabore, pays après pays, dans l’esprit de l’adab et selon sa méthode, à savoir l’instruction par l’agrément, non pas un panorama complet du monde, musulman ou non, mais le panorama de ce qu’il est de bon ton de connaître sur ce monde.

La « mamlaka »: unité de l’espace, rigueur de la méthode

Le traitement de l’espace choisi obéit, dans l’une ou l’autre de ces cinq géographies, à quelques traits communs. D’abord, la ville, le pouvoir et le commerce y prennent toujours le pas sur la campagne: reflet, quasi parfait, de l’organisation et du code de la société arabo-musulmane du temps. Ensuite, la connaissance en soi s’efface devant la connaissance utile, celle du marchand, de l’administrateur ou du lettré. Pas de zoologie, de botanique ou de géologie véritables, par exemple: la notation ne surgit que pour marquer la place de l’animal, de la plante ou de la roche dans l’économie d’une région, les postes du commerce ou le registre des curiosités (‘a face="EU Caron" ギ ’ib ) qui sont une des pièces maîtresses de l’adab . La littérature géographique dans son ensemble apparaît ainsi comme un tout puissamment structuré par la société qui la produit et lui impose son code. À part, toutefois, l’école d’al-Bal face="EU Domacr" 更 稜 et de ses successeurs, al-Muqaddas 稜 en tête. Ce dernier, tout en restant tributaire de l’esprit général de l’époque, ébauche, le premier, une véritable science, au sens que nous donnerions à ce mot. Il lui assigne non seulement, avec ses devanciers, un champ précis, le monde musulman, mais une méthode et un vocabulaire. La méthode est celle de l’observation personnelle (‘iy n ) systématique, au crible de laquelle doivent être passés tous les renseignements contenus dans les œuvres antérieures. Les termes techniques se réfèrent, pour l’essentiel, à la distribution de l’espace: le vieil iql 稜m climat ») devient ici l’une des quatorze provinces du monde musulman, définies comme des entités géographiques assez fortement individualisées pour avoir connu ou connaître encore, dans l’histoire, une autonomie pleine ou relative à l’intérieur de l’ensemble musulman; chaque province, gouvernée depuis sa métropole (mi ルr ), est découpée en un certain nombre de circonscriptions, autour de leur chef-lieu.

L’imposante construction d’al-Muqaddas 稜 ne devait pas lui survivre, pas plus que ce concept de Domaine uni, vaille que vaille, autour du califat et auquel l’arrivée en force des Turcs, au XIe siècle, puis des Mongols, au XIIIe, va porter un coup mortel. Au Domaine vont désormais succéder, dans un monde politique écartelé, des États musulmans. Les distributions fondamentales de la géographie arabe d’après l’an mil procèdent de cet état de fait. C’est, d’abord, la résurgence ou la confirmation des particularismes, des monographies mi-historiques, mi-géographiques, consacrées à un pays ou à une ville et qui, nées avant le XIe siècle, ne connaissaient pas alors, et de loin, une telle faveur. Signe des temps et d’un espace éclaté: une bonne part de ces œuvres touchent les pays d’Iran en pleine renaissance culturelle, et sont écrites en persan. Finie l’époque où la géographie, avec le reste de la littérature, s’exprimait en arabe quelle que fût l’origine des auteurs. Au demeurant, dans les frontières de l’espace arabe lui-même, les lieux de production ont changé. Jusqu’à l’an mil, la géographie était, dans son écrasante majorité, orientale, inspirée d’une vision du monde perçue à partir des vieux pays d’Iran et de Mésopotamie. Les ruines mongoles sur l’Irak, les divisions politiques et la dispersion des foyers culturels font désormais que l’Égypte, le Maghreb et même la Sicile prennent le relais de l’Orient traumatisé.

Formes éparses d’une connaissance éclatée

Il était normal que la géographie de la mamlaka payât le prix des catastrophes intervenues: le Domaine disparu comme entité politique, sa description le suivait dans sa perte. Normal, aussi, que d’autres formes de la géographie, non engagées dans cette aventure, connussent alors un regain d’intérêt. Aux premiers rangs, la ル rat al-ar ボ , la peinture du globe terrestre, avec quelques-uns de ses plus illustres représentants: un Syrien, Ab l-Fid ’ (mort en 1331), deux Espagnols, az-Zuhr 稜 (1137) et Ibn Sa‘ 稜d (1274), et surtout al-Idr 稜s 稜 (1166), qui travaille à la cour normande de Roger II de Sicile et dresse pour lui son fameux planisphère d’argent, assorti d’un grand commentaire géographique connu sous le nom de Livre de Roger (Kit b Ru face="EU Caron" ギ r ). Cette ル rat al-ar ボ d’après l’an mil enregistre les progrès de la connaissance du côté de l’Occident et les acquis d’autres écoles géographiques, celles d’Ibn al-Faq 稜h et de la mamlaka : elle fait parfois se croiser, comme chez Ab l-Fid ’, deux types de description, l’une par pays et l’autre par « climats », au sens grec du terme.

En faveur aussi, l’encyclopédisme. Peutêtre le choc subi et le souci de sauver au moins, pour le futur, l’héritage arabe expliquent-ils l’appétit et la puissance des compilateurs. La géographie est ainsi intégrée dans l’encyclopédisme au sens large, celui des fonctionnaires de l’Égypte mamelouke du XIVe siècle, avec an-Nuwayr 稜, Ibn Fa ボl All h al-‘Umar 稜 et al-Qalqašand 稜. Un autre encyclopédisme, celui, entre autres, d’al-Qazw 稜n 稜 (mort en 1283), se propose, selon les règles et le goût de l’adab , de rassembler le savoir relatif à la terre, y compris cosmogonie et astrologie, mais, ici, l’ampleur du projet ne masque plus le dépérissement d’une connaissance désormais figée et le tribut trop lourd payé au merveilleux. Plus intéressants, et plus sérieux, sont les dictionnaires géographiques, avec al-Bakr 稜 (mort en 1094) – par ailleurs le seul à prolonger, dans un autre ouvrage, quelques-uns des traits de l’école moribonde de la mamlaka – et surtout Y q t (mort en 1229), dont l’œuvre, un modèle du genre, est toujours utilisée.

Le dictionnaire, forme nouvelle de l’encyclopédisme, est déjà, en soi, l’indice des changements qui, parallèlement au maintien des anciens genres, touchent la géographie d’après l’an mil. Mais il est d’autres innovations. Ce que Massignon eut appelé la géographie spirituelle des intercessions trouve alors l’occasion de se manifester, face aux incertitudes de l’heure, dans le souci d’inventorier l’ensemble des lieux saints de l’Islam. Ainsi fait al-Haraw 稜 (mort en 1214), avec son Kit b az-ziy r t , livre de pèlerinages, plus précisément de « visites » pieuses aux sanctuaires, tombeaux, monastères des mystiques, écoles où s’enseigne la doctrine.

À côté de l’espace sacré, l’espace maritime. Sans doute n’était-il pas absent, on l’a vu, des œuvres antérieures; mais les grandes découvertes suscitent, dans l’océan Indien, l’éclosion d’une littérature technique de la navigation qui, quantitativement et qualitativement, fait figure de réelle nouveauté. Deux noms se détachent: Sulaym n al-Mahr 稜 (début du XVIe s.) et surtout son aîné, Ibn M face="EU Caron" ギチd, qui pilota, en 1498, Vasco de Gama depuis l’Afrique australe jusqu’à l’Inde.

La grande innovation, toutefois, c’est le journal de voyage (ri ムla ). Il est, lui, résolument occidental d’origine, et naît sous la plume de Maghrébins qui s’en vont vers l’Orient, berceau des lieux saints de l’Islam et toujours réputé la source du savoir, malgré les vicissitudes de l’histoire. En notant au jour le jour les péripéties du voyage, la ri ムla introduit dans la littérature arabe une forme d’écriture inconnue jusque-là, à savoir la présentation simultanée et progressive d’un temps, d’un espace et d’une aventure individuelle. Après Ibn face="EU Caron" ィubayr (mort en 1217), c’est Ibn Ba レa qui va porter la ri ムla à son apogée. Par l’ampleur même de la course, d’abord: né en 1304 et parti de Tanger, sa ville natale, en 1325, Ibn Ba レa n’y reviendra que vingt-quatre ans après, ayant parcouru environ cent vingt mille kilomètres, des ports de la Chine à l’Espagne, et depuis la Russie du Sud ou l’Asie centrale jusqu’à l’Afrique saharienne et orientale. Exemplaire par ses dimensions, le voyage l’est aussi en ce qu’il devient fin en soi, plaisir, destinée d’un homme qui s’installe, avec une déconcertante facilité, dans ce nomadisme d’un nouveau genre, marié ici, divorcé ailleurs, ne tenant pas un compte exact des enfants qu’il a pu procréer çà et là, exerçant tous les métiers: tour à tour, selon les lieux et les occasions, juge, ambassadeur, conseiller politique ou commerçant. Avec cela, musulman convaincu, qui n’oublie jamais sa condition de croyant et qui, du reste, Constantinople mise à part, n’a jamais visité, dans son fabuleux périple, que des lieux où l’Islam était présent, dans la masse de la population, au sommet de l’appareil d’État ou sous la forme de colonies de marchands. Vue sous cet angle, la ri ムla d’Ibn Ba レa représente le point ultime d’une évolution par laquelle la géographie arabe, d’inspiration fondamentalement musulmane, reflète les changements intervenus dans l’organisation de l’espace de l’Islam. Si la géographie de la mamlaka traduisait la perception d’un monde encore uni autour du symbole du califat, la ri ムla d’Ibn Ba レa, elle, nous fait passer d’un État musulman à un autre, mais sans pour autant perdre de vue que l’Islam demeure, dans tous les pays visités, un principe unificateur de culture, de civilisation et de comportements quotidiens.

6. L’imaginaire captif

Il peut paraître audacieux d’introduire l’imaginaire « populaire » dans un développement sur la littérature. En premier, parce que l’objet se dérobe lui-même à l’analyse et surgit plus de nos définitions qu’il ne dévoile sa réalité. Ensuite, parce que la culture arabo-islamique, tout entière organisée par son discours scientifique, a mis l’imaginaire sous bonne garde, et plus strictement encore celui qui pouvait avoir quelque relation avec des représentations dites populaires. Trois exigences l’ont poussée à prendre cette attitude.

– Celle de préserver le modèle linguistique mis au point par la réflexion théorique après l’apparition de l’Islam. L’unification de la langue accompagne celle des concepts. Elle est donnée comme symbole de cohésion. Si la diversité des parlers est admise dans la pratique sociale, elle ne l’est pas au niveau du projet culturel: seule la langue dite classique est devenue l’instrument d’expression de toute une civilisation. Seule sa production devait accéder au rang de littérature.

– L’exigence d’imposer à la créativité des normes et des catégories. Les développements consacrés à la poésie et à la prose montrent dans quel système était prise cette créativité: il n’offrait aucune place à ce qui était considéré comme relevant de modes inférieurs d’expression ou à ce qui permettait la présence de discours non contrôlés.

– L’exigence enfin de régir l’accès à la culture et, conjointement, de surveiller avec soin toute inspiration qui puiserait aux sources de l’imaginaire populaire.

Est-il donc permis d’intégrer ce dernier dans l’analyse d’une littérature où il n’eut point de place? Et quel corpus délimiter pour ce faire? La culture savante a dressé partout ses textes face à ceux de la culture préscientifique: l’historiographie a chassé la légende, la poésie méprise le chant quotidien, la musique et la calligraphie développent des arts d’élite. Le conte est désigné dans le grand catalogue de la culture d’Ibn an-Nad 稜m (Al-Fihrist , IVe/Xe s.) sous le nom de ムur fa , par référence au radotage d’un vieillard ou au délire d’un fou. Il faut donc nous résigner à classer nous-mêmes certaines œuvres en une catégorie qui se prête à la réflexion sur l’imaginaire populaire sans contrevenir aux données de l’histoire. L’entreprise est arbitraire, certes, et laisse échapper une masse de documents irrémédiablement perdus pour avoir été confiés à la tradition orale. Mais elle permet au moins de jeter un regard sur des sites tenus à l’abri de toute curiosité.

Cette « littérature » comprend trois sortes de textes: les contes ayant fait l’objet de recueils tels les Mille et Une Nuits ; les légendes religieuses représentées par un ouvrage comme le Qisas al-anbiy ’ qui regroupe des récits et légendes concernant les Prophètes d’avant l’Islam; les « romans » construits autour de personnages tels ‘Antara, Ab Zayd al-Hil l 稜 ou Baybars. Ces textes ont plusieurs caractéristiques communes. La première est qu’ils ont tous été mis par écrit après un temps plus ou moins long de transmission orale. Les auteurs ou les copistes qui les ont réunis ont rétabli une langue « correcte » et parfois savante. La deuxième de leurs caractéristiques est que, religieux ou profanes, légendaires ou d’inspiration historique, ce sont tous des récits. La troisième est qu’ils constituent l’ensemble le plus « littéraire », au sens où nous l’entendons maintenant, de la production médiévale arabe. C’est sur ce dernier point qu’il faut insister.

Le conte des Mille et Une Nuits , la légende religieuse et le « roman » historique façonnent en effet l’imaginaire. Ils ne sont pas régis par l’esthétique des genres ni par ses lois, mais par les exigences de la parole et ses désirs. La surprise est la règle de leurs récits, dont les méandres suscitent tour à tour la curiosité du lecteur ou son effroi, son émerveillement ou son attente. Non pas, d’ailleurs, que ces textes encouragent une lecture subversive et qu’il faille y voir, trop facilement, le dessein d’une contre-culture. Ils s’inscrivent tout au contraire dans leur temps et se laissent aisément coder par les discours dominants. Et c’est en cela qu’ils sont de la « littérature ». Car ils accueillent en même temps d’autres discours, immergés mais affleurant parfois en îlots qui laissent soupçonner d’étranges reliefs. Ils gardent la trace d’expériences humaines qui furent peut-être vécues et de drames que la culture essaie de chasser des mémoires. Ils parent le religieux des efflorescences inouïes du fantastique et les réalités de l’histoire des inventions de la fiction. Ils franchissent les limites tracées par la raison, parcourent tous les sites, s’ouvrent aux conflits et aux contradictions. Ils transcrivent des représentations collectives mais établissent aussi la communication avec des individus. Par là, encore, ils se posent en textes littéraires: ils savent aller au quotidien comme au sublime, toujours en faisant naître l’un comme l’autre du regard des hommes.

Ajoutons à cela la masse d’informations que nous fournissent ces textes sur le vécu des musulmans. Ils représentent une encyclopédie des mœurs, des coutumes, des mentalités. Nous promenant dans tous les milieux, et à travers les âges, ils nous font, au hasard des pages, la surprise du détail unique que seule leur mémoire a sauvé de l’oubli.

Mais cet intérêt documentaire est encore peu de chose en comparaison de la réflexion qu’ils permettent d’engager sur plusieurs plans: étude des lexiques, de la langue, des structures de récit, des lieux d’énonciation, des modes de production de sens, etc. Il est donc très heureux que ce patrimoine ait attiré l’attention pour donner lieu à des travaux riches de promesses. Mais il reste beaucoup à faire. L’aventure serait singulière de ces œuvres longtemps restées orales et livrées à une pratique purement populaire, si elles se révélaient un jour au moins aussi riches d’enseignements que les textes consacrés par la culture savante. La littérature arabe médiévale n’est peut-être pas là où on l’a trop longtemps cherchée.

7. Du XIXe siècle à nos jours: affrontement et engagement

Une littérature d’urgence

La littérature arabe moderne naît au XIXe siècle de la rencontre brutale entre les Arabes et l’Occident. C’est l’expédition égyptienne de Bonaparte qui provoque le choc. Les Arabes découvrent avec stupéfaction la puissance occidentale, comme en témoigne la chronique de l’Égyptien Jabart 稜 (1754-1822). Ils n’auront dès lors de cesse de rééquilibrer la balance en leur faveur. On assiste à un bouillonnement de l’activité intellectuelle dans tous les domaines de la pensée, bouillonnement dont bénéficiera largement la littérature. L’enjeu est de taille, et c’est un défi formidable qui est lancé au monde arabe. Il consiste à changer sans disparaître, à parvenir à un équilibre entre la richesse d’un patrimoine glorieux (mais qui appartient au passé) et la modernité dont l’Occident est alors le représentant, sans tomber dans l’imitation servile de l’un ou de l’autre. Il s’agit aussi d’établir une nouvelle adéquation entre l’homme et le monde qui l’entoure, entre les Arabes et l’histoire, de fonder par conséquent une nouvelle identité. Dès le début, donc, le problème fondamental qui est posé donne lieu à un débat entre modernisme et fidélité, entre recherche de nouveaux concepts fondateurs et stricte observance de la tradition. Il se définit d’abord en termes d’équilibre entre modèles arabes et occidentaux. Née de cette situation d’urgence, la littérature arabe moderne est étroitement liée à l’histoire et incontestablement engagée dans une actualité qui n’a jamais cessé d’être douloureuse et agitée.

C’est au Liban que débute le mouvement auquel on donnera le nom de Nah ボa (Renaissance). Ce terme évoque littéralement l’action de se lever, notamment au moment du réveil, comme le font les Arabes endormis jusqu’au XIXe siècle dans le souvenir du passé. Le Liban est tout désigné pour amorcer ce mouvement: il est une porte ouverte sur l’Occident, grâce à son activité commerciale et surtout à la présence sur son sol de missions religieuses étrangères actives dans le domaine de l’alphabétisation et l’instruction des populations. Les hommes de la Nah ボa s’assignent pour tâche de réactualiser le patrimoine littéraire ancien, et de faire connaître la littérature occidentale par des traductions ou des adaptations de textes français et anglais. N ル 稜f al-Y zij 稜 (1800-1871), Bu レrus al-Bust n 稜 (1819-1883), F ris al-Chidy q (1804-1888) s’illustrent dans cette double entreprise de remise à jour et de traduction; ils composent des œuvres originales nourries de ces deux expériences. L’Égypte qui bénéficie de conditions historiques favorables prend la relève après 1880. Dès la première moitié du siècle, Mu ムammad ‘Al 稜 (1805-1848) favorise le développement de l’instruction, l’envoi de missions d’étudiants à l’étranger et la modernisation du pays sur le modèle des réalisations occidentales. Cela explique l’essor pris par la culture arabe dans ce pays qui demeure de nos jours encore un phare de la vie culturelle, de la littérature en particulier.

Les travaux accomplis par les Libanais et, après eux, les Égyptiens al-Manfal レ 稜 (1876-1924), H fi ワ Ibr h 稜m (1872-1932), entre autres, changent radicalement les thèmes comme les objectifs de la littérature et adaptent la langue pour exprimer une autre réalité, d’autres objets. Ils la modernisent pour la rendre apte à saisir dans leur vérité les mutations profondes qui leur sont contemporaines. Simplifié, dépouillé d’une ornementation excessive, augmenté de significations nouvelles, c’est l’arabe médian, qui jette un pont entre les époques, entre les groupes sociaux, entre les différentes populations qui composent le monde arabe. La démarche de l’écrivain change et imprime à la littérature une nouvelle orientation qui prévaut aujourd’hui encore. Le phénomène, général, touche aussi bien les modernistes que les partisans de l’ancestralité qui perpétuent les modèles anciens d’écriture et sont regroupés sous l’appellation de néo-classiques avec, comme représentant le plus éminent, A ムmad Chawq 稜 (1868-1932). Car, si l’attitude diffère, le souci de tous n’en est pas moins une actualité qui les touche de près et suscite leurs réactions. L’écrivain retrouve alors, toutes proportions gardées, la fonction de porte-parole du groupe qui était celle du poète anté-islamique. Ainsi, respecter les modèles anciens pour les néo-classiques, c’est apporter une réponse à une situation présente, c’est défendre la culture arabe contre les valeurs d’un Occident puissant et perçu comme menaçant. À aucun moment, l’écrivain, qu’il soit partisan de la modernité ou non, ne cesse d’affirmer résolument son engagement dans l’actualité et dans la réalité vécue. Dès lors, l’activité littéraire en tant que pur exercice de style est vouée à disparaître.

Il est symptomatique que le terme utilisé actuellement pour désigner la littérature (adab ) ne prenne cette signification qu’à partir de cette époque. Originellement, l’adab naît d’un besoin pratique, celui de fournir aux membres de l’administration les connaissances nécessaires à leur fonction. Le terme en viendra à désigner par la suite la somme des compétences que doit acquérir l’homme cultivé et constitue un instrument de reconnaissance sociale. La redéfinition moderne de l’adab s’accompagne de la redistribution des rapports de la prose et de la poésie au profit de la première. À l’aube du XIXe siècle, le modèle poétique constitue la référence de toute expression littéraire. Mais, avec la Nah ボa, la situation change. Poésie et prose sont désormais deux registres totalement indépendants, évalués selon leurs critères propres. La prose, à partir du moment où elle n’est plus jugée selon un idéal de langue incarné dans la poésie, n’a plus à s’en rapprocher (notamment par le rythme et les assonances comme dans la maq ma ) et doit trouver de nouveaux modèles d’expression. On comprend alors sans peine que la tentative d’actualisation de la maq ma menée par al-Muwayli ム 稜 (1868-1930) dans ネad 稜 face="EU Domacr" 龜 ‘ 壟s b. Hich m soit restée sans lendemain. C’est plutôt vers le maître de la prose d’adab, al-J ムi ワ (vers 776-868), que se tournent les prosateurs modernes. Son écriture, soucieuse de soumettre la forme à la justesse du contenu à exprimer, correspond bien mieux aux préoccupations de la littérature moderne.

L’écrivain vise aussi un public plus large. Il n’écrit plus seulement pour une élite cultivée mais s’adresse à toutes les couches de la société. La littérature reste fortement animée par des préoccupations d’ordre didactique ou militant. L’homme de la Nah ボa est enfant de son époque et participe au mouvement général qui œuvre pour diffuser les connaissances et élever le niveau culturel des populations. On assiste alors au développement de l’imprimerie et au formidable essor des médias qui joue, encore aujourd’hui, un rôle important dans la promotion de la littérature. La presse, tout particulièrement, ouvre ses colonnes aux écrits littéraires et aux débats d’idées, et joue un rôle dans la modernisation de la langue. Elle facilite l’adoption de nouveaux types de discours (essais, écrits théoriques ou critiques, etc.) qui auront leur part dans l’évolution de la prose. Il en est de même du réformisme musulman où s’illustrent Jam l al-D 稜n al-Af face="EU Updot" 濫 n 稜 (1838-1897), Mu ムammad ‘Abduh (1849-1905), Rach 稜d Ri ボ (1865-1935). Il contribue lui aussi à faire évoluer la prose. La littérature moderne saura se nourrir de ces différentes expériences pour fonder un nouveau type d’écriture.

Le choix de la langue

Dans quelle langue écrire? La question est importante. Si elle n’a plus de nos jours la même acuité, elle est cependant loin d’être résolue. L’écrivain moderne est placé face à un choix essentiel non dénué, d’ailleurs, d’implications idéologiques: écrire en arabe littéral ou en dialectal. Si l’on veut exprimer le réel, n’est-il pas légitime, surtout dans les dialogues, d’utiliser l’idiome couramment employé par tous quotidiennement, c’est-à-dire le dialectal? L’argument, de poids, est retenu par bon nombre d’écrivains parmi lesquels le poète libanais Sa‘ 稜d ‘Aql (né en 1913), le romancier tunisien Bach 稜r face="EU Domacr" ヷr yif (1917-1983) ou l’écrivain égyptien Y suf Idr 稜s (1927-1991) dont la pièce al-Far f 稜r constitue une des œuvres les plus réussies du répertoire égyptien en dialectal. L’usage du dialectal permet aussi de toucher un public populaire plus large et n’ayant pas toujours la connaissance du littéral. Mais il a contre lui sa spécificité régionale qui limite son audience à son aire géographique d’origine. Il rappelle la division du monde arabe, renforcée par le découpage en États distincts opéré par les puissances coloniales. Il va à l’encontre d’un arabisme postulant que les Arabes forment une seule nation. On peut en dire autant du français, langue du colonisateur, mais qui n’en demeure pas moins, pour nombre de Maghrébins, la langue utilisée au quotidien pour communiquer et échanger des idées. On écrit pour être lu, et le français reste un moyen de s’exprimer et d’entrer en contact avec une population qui ne peut s’arabiser du jour au lendemain. Reprenant la célèbre formule de Malek Haddad (« le français est un exil »), l’Algérien Rachid Mimouni (1945-1995) a ainsi déclaré qu’écrire en arabe pour un public dont la majorité est analphabète est aussi un exil.

Reste le littéral. Même modernisé, il demeure l’héritier d’un passé glorieux qui ne peut que porter ombrage au dialectal, encore trop souvent considéré comme un sous-produit, comme une déformation abâtardie de la langue mère. Être langue de la révélation coranique lui confère grandeur et authenticité et en fait le représentant de l’identité arabe. Écrire en littéral, c’est revenir aux sources mêmes de l’histoire et de l’identité de l’homme arabe. C’est aussi conférer au texte littéraire une dignité et un prestige qui ne s’accordent pas toujours avec la volonté de réalisme. C’est au théâtre que le problème a le plus d’acuité. Et il n’est pas étonnant que ce soit un écrivain principalement dramaturge, Tawf 稜q al- ネak 稜m (1898-1987), qui soit à l’origine d’un compromis. Persuadé que le dialecte recule sous l’influence des médias et de la diffusion de l’enseignement, d’une part, et qu’il a tendance à s’imprégner d’arabe littéral, d’autre part, il propose d’adopter dans l’écriture des termes communs à la fois au littéral et au dialectal. Par sa souplesse et les contraintes minimales qu’elle provoque, cette « langue tierce » rallie nombre de littérateurs. Elle ne résout pourtant pas fondamentalement le problème du choix entre le réalisme le plus authentique possible mais fractionnaire et un langage compréhensible « du Golfe à l’Océan » mais distancié de la réalité. Une pièce est avant tout destinée à être jouée, et la question se pose à nouveau au moment de la représentation, puisque le metteur en scène est tenu de choisir entre l’un ou l’autre idiome. Tawf 稜q al- ネak 稜m lui-même préconise de jouer avec la prononciation dialectale. En outre, la constitution d’un langage uniquement formé de termes communs au littéral et au dialectal peut donner un caractère artificiel en évitant systématiquement les expressions ou tournures spécifiquement dialectales qui auraient pu, au contraire, renforcer l’impression de vérité réaliste. Notons en passant qu’un jugement de valeur négatif à l’égard du dialecte sous-tend la solution préconisée par Tawf 稜q al- ネak 稜m. Il déclare en effet, dans la Préface de sa pièce Al-War レa , que la langue tierce a pour but d’éviter que les pièces en dialectal ne tombent dans une trop grande vulgarité! Il n’en reste pas moins qu’il a élaboré jusqu’à ce jour le seul compromis valable qui tente de respecter à la fois le réalisme nécessaire à l’art théâtral et les contraintes d’une production dramatique qui s’adresse à l’ensemble du monde arabe.

Un théâtre à la recherche de son public

Ce difficile équilibre explique en partie la marginalité du théâtre arabe, qui n’est pas encore parvenu à se créer un large public. Le théâtre est le lieu même d’un art de vie où le spectacle présente des êtres de chair et de sang qui s’animent, l’espace d’une représentation. Il n’y a pas la distanciation du texte écrit ou de la technique poétique, par exemple. Le choix de la langue est donc capital. Il conditionne le rapport qui va lier le spectateur à la pièce de théâtre ainsi que le type de public auquel elle va s’adresser. La question de la langue ne peut cependant pas expliquer totalement la faible audience du théâtre qui disposait pourtant à ses débuts de certains atouts. Apparu dès 1847 au Liban avec l’adaptation de L’Avare par M r n an-Naqq ch (1817-1855), puis en Égypte (face="EU Dodot" プannu‘, Jal l, Abya ボ), il puise d’abord largement dans l’héritage arabe en s’inspirant de légendes ou de récits populaires et des Mille et Une Nuits , de la maq ma (séance en prose rimée qui met en scène un bandit picaresque) ou de formes de spectacle populaire comme le karakoz , théâtre de marionnettes où les dialogues mêlent prose et poésie chantée. C’est le cas notamment d’Ab al- face="EU Domacr" ヷal 稜l al-Qabb n 稜 (1836-1902), initiateur du théâtre moderne en Syrie, qui connaît un vif succès.

Pour attirer un public nombreux malgré le discrédit qui frappe le théâtre à ses débuts, les adaptateurs tentent de transposer les pièces occidentales dans un univers spécifiquement arabe. Parmi ces écrivains anonymes émergera un nom, celui de Tawf 稜q al- ネak 稜m, qui modifie les conventions théâtrales, libère la scène des genres traditionnels et insuffle un esprit nouveau à l’écriture dramatique. Ainsi, l’intrigue ne constitue plus une suite de péripéties événementielles, mais progresse à partir de la peinture psychologique des personnages, de l’évolution de leurs sentiments. Son œuvre est considérable, mais, paradoxalement, les pièces qui rencontrent un franc succès populaire sont peu nombreuses (Al- プafaqa ou Al-Sul レ n al- ム ’ir , toutes deux proches de l’opérette, par exemple). Son cas n’est pas unique. Le théâtre qui fait recette est peu créatif. Il se contente souvent de monter des vaudevilles et des comédies de mœurs aux ficelles usées, à l’instar des comédies télévisées égyptiennes dont sont inondées les télévisions arabes. Certains, comme le Syrien Sa‘d Allah Wann s, attribuent la désaffection du public pour un théâtre plus novateur au fait que le genre dramatique est récent dans le monde arabe et que les spectateurs n’y sont pas encore habitués. Mais l’argument est peu convaincant.

En fait, un des problèmes essentiels auquel est confronté le théâtre arabe est celui du rapport entre le texte et les impératifs de la représentation. Le texte écrit a trop souvent la prédominance sur le jeu des acteurs et la mise en scène, et le théâtre est lu plus qu’il n’est représenté. Luka ‘b. Luka‘ , « histoire théâtrale » d’Émile ネab 稜b 稜, en est un exemple extrême. Diverses tentatives ont vu le jour pour trouver une solution à cette situation. Les auteurs deviennent metteurs en scène et vice versa (Kateb Yacine, face="EU Dodot" ヘayyib al- プidd 稜q 稜, Sa‘d Allah Wann s). Ils se tournent à nouveau vers des formes dramaturgiques populaires. En 1962, Y suf Idr 稜s préconise de rendre au théâtre son authenticité en réactualisant le genre du S mir , une forme de théâtre en rond des campagnes égyptiennes où se mêlent prose, danse, chant et où l’histoire est introduite par un narrateur. Dans al-Far f 稜r (1963), Idr 稜s retrouve l’esprit des formes populaires de théâtralité dans lesquelles il n’y a pas de barrière entre l’assistance et ceux qui interviennent. Au Maroc, ヘayyib al- プidd 稜q 稜, après avoir renoué avec la maq ma, reprend la tradition de la ムalqa (assemblée populaire en rond), évoque le Mejd b, saint populaire marocain.

Ces expérimentations sont marquées par le souci d’un contact direct avec le public. Après 1967 et la guerre de Six Jours, le besoin s’en fait encore plus pressant. La scène devient une tribune populaire où sont dénoncés les illusions et les mensonges passés avec la participation des spectateurs. Sa‘d Allah Wann s (né en 1941) compose au lendemain de la défaite ネaflat samar min ayl al- face="EU Domacr" 更 mis min ムaz 稜r n , dans laquelle il tente d’associer les spectateurs au travail des acteurs et de susciter leur spontanéité. Dans une pièce récente (Al-ba ム face="EU Domacr" 龜 ‘an ‘Umar ネayy m mur ran bi-al- ルal 稜biyy 稜n , 1991), la troupe palestinienne al- ネakaw t 稜 fait évoluer les acteurs sur scène et parmi le public. Elle y associe le personnage du metteur en scène, avatar rajeuni du narrateur du théâtre populaire. D’abord observateur directif et intermédiaire entre les acteurs et le public, il rejoint les spectateurs après que l’un des personnages s’est rebellé et a détruit le texte, laissant les acteurs livrés à eux-mêmes.

Malgré ces tentatives, le théâtre arabe se cherche encore. Lui laissera-t-on la possibilité de se trouver? Le théâtre ne peut vivre que d’une communication directe et exige une parole libre d’être publiquement subversive. Mais la censure s’exerce sur le théâtre arabe avec plus de rigueur encore que dans les autres domaines de la littérature, relativement protégés par l’intimité de l’acte de lecture. Le théâtre, lieu de la critique au grand jour, inspire plus d’inquiétude (comme le cinéma d’ailleurs) et souffre à la fois d’une censure d’État prompte à interdire ce qui peut lui paraître défavorable et de la méfiance – parfois du rejet – des milieux islamistes conservateurs, actifs dans certains pays.

La prose: une image de l’homme en société

La prose n’a pas eu à subir le poids de la tradition autant que la poésie, longtemps soumise aux règles classiques de la Qa ル 稜da , puisqu’elle n’existe pas sous sa forme actuelle avant la Nah ボa. On peut lui trouver des racines dans la maq ma (séance) ou la qi ルルa (conte), mais sans rendre réellement compte de l’apparition du roman et de la nouvelle. La littérature moderne est en fait issue de l’émergence d’exigences nouvelles et du vaste mouvement de traduction et d’adaptation d’œuvres littéraires occidentales. La prose connaît des débuts difficiles: elle est en butte aux attaques des adeptes de l’ancestralité et a du mal à se détacher des modèles étrangers. Le XXe siècle sera pourtant le siècle de l’écriture romanesque.

C’est d’abord le roman historique qui voit le jour sous l’impulsion de Jurj 稜 Zayd n (1861-1914), qui meurt l’année même où paraît Zaynab de Mu ムammad ネusayn Haykal (1888-1956), considéré comme le premier roman arabe de fiction. Jurj 稜 Zayd n assigne au roman historique une mission éducative et l’inscrit dans un programme précis de réappropriation de l’histoire arabe par la diffusion de la connaissance. Mais, souvent, le roman historique (comme la nouvelle historique) se borne à exalter la grandeur passée du monde arabe en évoquant des épisodes glorieux de l’histoire et sert une attitude passéiste: on se tourne vers le passé pour oublier ou conjurer la menace de la puissance occidentale. Le romancier et critique égyptien Taha ネusayn (1889-1973) s’élève contre cette attitude. À ses yeux, l’histoire constitue une source d’inspiration pour les contemporains, et elle doit être réétudiée à la lumière des connaissances modernes, même élaborées en Occident. Ses prises de position courageuses lui vaudront des attaques violentes, notamment lors de la parution de sa thèse sur la poésie anté-islamique. Deux attitudes face à l’histoire, mais aussi face à l’autre s’affrontent. D’un côté, les partisans de l’ancestralité, qui se replongent dans les modèles historiques du passé non pas pour s’y ressourcer, mais pour faire écran à l’irruption de la modernité incarnée par l’Occident. De l’autre, ceux qui, comme Taha ネusayn, placent le débat non plus entre Arabe et non-Arabe, mais entre tradition immuable et modernisme appliqué à un monde susceptible d’évoluer (ce dont le roman Al-Ayy m se fait l’écho). C’est la lutte entre une conception statique, fermée, de l’histoire et une conception dynamique qui, loin de se laisser enfermer dans les modèles ancestraux ou étrangers, tente de s’enrichir des apports de chacun pour fonder une culture nouvelle adaptée à la réalité présente et qui replace le monde arabe dans le concert des nations.

Le roman de peinture sociale, souvent de facture réaliste, se chargera de traduire cette aspiration à ancrer les Arabes dans l’histoire et la réalité contemporaine. C’est le genre où se lisent le plus aisément les structures historiques d’une société. Il est par conséquent le plus à même de parvenir à réinsérer l’être arabe dans une histoire qui s’était arrêtée, figée dans l’imitation du passé. Nombreux sont les grands noms qui s’illustrent dans ce type d’écrits. Mu ムammad ネusayn Haykal (1888-1956) fait partie des pionniers: son roman Zaynab , publié en 1914, inaugure la veine pastorale dans la littérature et évoque la vie dans les campagnes égyptiennes.

Les romantiques ne sont pas en reste dans cette aventure. Ils tentent, avec leur sensibilité propre, de créer une littérature qui exprime la réalité de l’être pris dans le groupe. C’est principalement l’œuvre des écrivains du Mahjar (Émigration), exilés outre-Atlantique pour des raisons économiques ou politiques. Leurs écrits se font l’écho d’une violente et irréfragable aspiration à la liberté. Liberté, avant tout, de l’individu pris dans les contraintes sociales qui l’enchaînent dans les pays arabes. Jubr n face="EU Domacr" ヷal 稜l Jubr n (1883-1931) joue un rôle de premier plan, et il est le père du fameux « Vos enfants ne sont pas vos enfants » (al-Nab 稜 [Le Prophète ], initialement rédigé en anglais) dont la célébrité dépasse largement le cadre du monde arabe. Dans son roman Al-Ajni ムa al-mutakassira , il s’attaque à la structure sociale du Liban du début du siècle et condamne les traditions désuètes qui continuent de la régir. Jubr n est suivi par un autre Libanais, M 稜 face="EU Domacr" 更 ‘ 稜l Nu‘aymah. Considéré comme l’initiateur de la nouvelle en langue arabe avec Sanatuh al-jad 稜da (publiée en 1914), ce dernier oriente l’écriture romantique vers une réflexion plus générale sur l’homme. Le mouvement connaîtra son apogée dans les années 1920, avant d’être supplanté par d’autres courants littéraires. Il est cependant indéniable que les romantiques ont ouvert des voies nouvelles et fécondes à la prose. En plaçant l’homme au centre de l’œuvre, ils lui ont donné un statut essentiel et doté la langue d’un outil expressif renouvelé en accordant droit de cité au langage du cœur. Ardents défenseurs de la liberté, l’appel qu’ils ont lancé n’a cessé de retentir dans la littérature arabe jusqu’aujourd’hui.

Le courant le plus représentatif de ce siècle est cependant le réalisme, avec les nuances propres à chaque auteur. Il parcourt toute la période, témoin des soubresauts d’un monde qui se cherche, miroir des crises politiques et sociales qui n’ont cessé de le secouer, image des espoirs qui l’animent. Mais aussi lieu où se précise le contour d’une identité arabe que la littérature contribue à cerner. Cette identité se révèle d’abord dans une confrontation fondamentale avec l’Occident. Le problème, crucial pour la génération des écrivains de la première moitié du XXe siècle, est aussi au centre de l’œuvre de l’écrivain soudanais al- ヘayyib プ li ム (né en 1929), qui traite des rapports que peuvent entretenir les Soudanais avec la culture anglaise. Vont-ils y trouver un enrichissement ou y perdre leur âme? La recherche des racines parcourt la littérature d’un bout à l’autre de son histoire. Elle se cristallise, dans un premier temps, autour de l’affirmation de la supériorité morale de l’Orient face à la supériorité technique de l’Occident. Mais le débat s’est maintenant déplacé. C’est à l’intérieur d’eux-mêmes que les écrivains arabes se cherchent, et c’est par un nouveau regard porté sur ce qui est leur qu’ils tentent de se définir.

En plus d’un siècle, les terrains de lutte ont évolué, les espérances dans l’avenir aussi. La littérature parle ainsi différemment de son premier objet: la situation de l’être arabe dans le monde moderne. La montée du nationalisme arabe et les luttes d’indépendance avaient suscité l’espérance en des lendemains heureux, et vu l’ascension du héros positif, de l’être exceptionnel qui inaugurera l’ère du bien-être social, de la libération nationale et du renversement de l’oppresseur. Cette tendance était d’autant plus générale qu’elle était relayée par un discours dominant, le plus souvent d’obédience marxiste, et que le modèle du réalisme socialiste trouvait un écho favorable parmi les écrivains arabes. Le Syrien ネann M 稜nah (né en 1924) est un exemple remarquable de cette fidélité à un espoir depuis qu’il a commencé à publier en 1954. Mais la foi dans un avenir meilleur a maintes fois été déçue. L’indépendance, souvent durement acquise, est chère à faire fructifier. Et elle n’est que partielle. Demeure l’épine palestinienne qui alimente les amertumes.

1967 est à ce titre une date clé. Elle porte un coup fatal à l’espoir dans l’avenir qui apparaissait en filigrane de l’évocation des tragédies présentes. L’écrivain égyptien Naj 稜b Ma ムf ワ (né en 1911), dont l’œuvre a été couronnée par le prix Nobel de littérature en 1988, a un parcours assez représentatif des évolutions que connaît la littérature pendant toute cette période. Comme les écrivains de sa génération, ses premiers écrits sont fortement influencés par les grandes causes qui animent le monde arabe: le nationalisme, la modernisation des structures et des modes de pensée... D’expression réaliste, son œuvre constitue une grande fresque de la vie du peuple égyptien et des quartiers du Caire, lieux où se noue le destin du pays et où s’affirment non seulement les modèles traditionnels d’existence mais aussi la solidarité collective et la conscience nationale. La trilogie qui rendra Naj 稜b Ma ムf ワ célèbre (Bayn al-qa ルrayn , Qa ルr al-chawq et Al-Sukkariyya , du nom des quartiers où se déroule l’action) retrace ainsi la fin d’une génération d’hommes du passé et la montée d’une jeunesse enthousiaste, politisée et qui porte en elle les espoirs de changement. Les personnages de Ma ムf ワ sont exemplaires mais pas stéréotypés. Ils portent un message d’optimisme: le monde change et évolue vers plus de respect de la personne humaine (notamment de la femme), vers une prise de conscience politique, vers une plus grande moralisation des relations sociales. Les liens de famille ou de voisinage, solides, assurent la cohésion du groupe. Les choses changeront ultérieurement.

Comme Taha ネusayn ou Ma ムm d Taym r, Ma ムf ワ cesse momentanément d’écrire avec l’arrivée au pouvoir, en 1952, des Officiers libres (incarnation des aspirations progressistes), témoignant, s’il en était encore besoin, de l’engagement jamais démenti de la littérature dans l’histoire. Mais, pour que la littérature existe, cet engagement ne peut être synonyme d’une adhésion inconditionnelle à un modèle idéologique établi. Naj 稜b Ma ムf ワ rompt le silence en 1959 en publiant un roman iconoclaste, Awl d ネ ratin , dont l’écriture préfigure le symbolisme de la période suivante. La littérature se choisit ainsi une parole libre, trop libre au goût du discours dominant: le roman est interdit aujourd’hui encore en Égypte.

À partir de 1967, la contestation se radicalise et prend un nouveau visage. La critique du fonctionnement social, celle notamment du statut de la femme – menée par des femmes (Naw l al-Sa‘d w 稜, Layl Ba‘albak 稜), mais aussi par des hommes (Mu ムammad ネusayn Haykal, I ムs n ‘Abd al-Qudd s) –, ou celle des tabous séculiers qui contraignent l’homme (Jubr n, T mir), laisse la première place à la contestation politique, de plus en plus exacerbée à mesure que les secousses de l’histoire ébranlent les espoirs arabes d’une nation unie et en paix. Il ne suffit pas de combattre l’ennemi extérieur (Israël, l’impérialisme étranger, etc.), il faut aussi lutter à l’intérieur, contre un pouvoir politique plus désireux d’asservir le peuple et de le priver de liberté pour assurer son pouvoir que de libérer la Palestine. La nouvelle, à qui les frères Taym r avaient donné ses lettres de noblesse, détrône alors le roman. Par sa structure même, elle semble mieux se prêter à l’expression du cri douloureux que lance l’écrivain arabe. Le réalisme perd aussi du terrain pour céder la place à une écriture violente, chargée de symboles, travaillée en profondeur par les thèmes de l’angoisse et de l’absurde, parfois surréaliste. C’est le cas notamment d’écrivains confirmés comme Naj 稜b Ma ムf ワ, mais aussi d’auteurs plus jeunes (Zakariyy T mir, Jam l al- face="EU Updot" 螺 稜 レ n 稜, Maj 稜d ヘ by , プun‘ Allah Ibr h 稜m). Les nouvelles décrivent un monde déchiré, asservi, dans lequel les personnages, opprimés, isolés et sans défense, endurent cruauté et injustice. Un monde où la raison du plus fort est poussée jusqu’à l’absurde. Tout espoir en est absent, et rien ne peut entraver la marche vers la mort et la souffrance.

Les techniques narratives se prêtent elles aussi à de nouvelles investigations. Jam l al- face="EU Updot" 螺 稜 レ n 稜 (né en 1945) est un des principaux acteurs de ce renouvellement. La fiction ne s’appuie plus sur l’histoire pour en fournir une image directement lisible, mais génère sa propre histoire tout en se donnant l’apparence d’objectivité du document. Le récit se pose comme une évocation historique, mais les événements relatés ne sont pas identifiables hors du texte. L’auteur adopte un langage proche du style documentaire et mêle à la narration proprement dite des sources externes, sans souci d’anachronisme. Le récit ainsi quadrillé et fragmenté se présente comme un puzzle dont chaque partie du texte constitue une pièce. Dans face="EU Domacr" ヷi レa レ al- face="EU Updot" 螺 稜 レ n 稜 , l’écrivain va plus loin et, par le jeu de la ponctuation notamment, fait éclater le cadre de la phrase. Le récit devient une suite d’événements juxtaposés, séparés seulement par des virgules. La langue transmet l’image d’un monde qui a perdu ses anciens repères, et ne semble pouvoir exprimer que des faits bruts, sans lien entre eux. Quant au narrateur, il se fait aussi discret que possible, du moins en apparence.

La littérature palestinienne constitue un cas à part et s’emploie à faire passer un message d’optimisme et d’action. Le constat initial est cependant le même: les États arabes ont failli à leur engagement envers les Palestiniens, et c’est donc à ces derniers qu’il appartient maintenant de prendre en main leur propre destin. La littérature a un rôle à jouer dans cette mobilisation des consciences et des aspirations nationales. Elle élabore l’image du héros fid ‘ 稜 , modèle du héros positif qui montre la voie au reste des Palestiniens et les conduit vers la victoire symbolique et réelle, à travers le sacrifice individuel de la vie. La peinture sociale passe au second plan pour laisser la place à une écriture centrée sur un ou plusieurs individus exemplaires, fiancés de la terre, dominés par un seul idéal: célébrer leurs noces avec la patrie perdue par le combat armé. Parfois stéréotypée au point de produire des héros désincarnés tant ils sont exemplaires, la littérature palestinienne n’en a pas moins produit des œuvres pleines de sensibilité et d’espoir, notamment avec face="EU Updot" 螺ass n Kanaf n 稜 (1936-1972).

Depuis la fin des années 1970, le roman revient en force et l’emporte sur la nouvelle. Les causes de ce phénomène sont diverses: victoire relative de 1973, montée des valeurs consuméristes parallèlement à la chute des idéologies précédentes, bouleversements politiques, etc. L’identité arabe s’est forgée dans la contestation et dans les luttes, et l’homme arabe poursuit sans relâche, dans la littérature, son combat pour la liberté. Mais les prosateurs arabes éprouvent le besoin de prendre du recul par rapport à l’actualité, sans pour autant se désengager de la réalité. Le roman se prête mieux à ce genre d’investigation. Dans son roman Al-Zayn 稜 Barak t , Jam l al- face="EU Updot" 螺 稜 レ n 稜 revit la période qui précède l’arrivée des Ottomans en Égypte. À travers sa minutieuse analyse des mécanismes d’oppression et de mise au pas des sujets du pouvoir mamelouk se dessine une réflexion sur les temps présents et sur les fonctionnements politiques des gouvernements actuels.

Une nouvelle tendance cependant apparaît. Le regard que les écrivains contemporains portent sur le monde passe par l’homme pris dans sa singularité. L’écriture évolue vers l’intériorité, abandonnant la peinture sociale réaliste. La frontière entre le réel, d’une part, et la vision intérieure ou onirique, d’autre part, est très souvent dépassée ou simplement ignorée, créant une atmosphère d’ambiguïté et d’interrogation qui tranche avec la clarté (et parfois même le dogmatisme) du réalisme dans les périodes précédentes. Le personnage ne se donne plus à voir dans la transparence de ses déterminations sociales. Il transmet une nouvelle image du monde actuel et de l’homme envisagé dans sa réalité profonde, intérieure, c’est-à-dire dans ses contradictions ou ses interrogations. De la même façon que le monde ne se lit plus aussi aisément qu’avant, l’être de fiction apparaît désormais comme un être opaque, difficile à déchiffrer. Il tend à se dégager de son modèle social pour acquérir une certaine autonomie. Ce n’est plus le groupe, incarné dans des personnages exemplaires, qui est au centre du texte littéraire, mais l’homme avec ses faiblesses, ses hésitations, ses aspirations propres. Il tente désormais de se définir hors du réseau de ses relations sociales. Les écrits récents de l’Égyptien Edouard al- face="EU Domacr" ヷarr レ (né en 1926) et du Syrien ネaydar ネaydar (né en 1936) illustrent cette tendance. Dans R ma wa-l-tinn 稜n , Edouard al- face="EU Domacr" ヷarr レ installe le récit dans un monde particulier, celui de l’âme en quête de l’amour absolu mais aussi de soi-même, à travers l’Autre qu’elle cherche à découvrir. L’être ne se détermine plus face aux événements extérieurs, mais face aux émotions, désirs et frustrations qui le constituent. Ainsi, l’œuvre littéraire n’est plus portée par une interrogation sur la société comprise comme groupe unifiant. Elle apparaît comme un voyage à travers l’être humain qui veut exister comme individu, c’est-à-dire comme entité indépendante et irréductible à toute autre. Pris dans une suite d’événements qu’ils ne peuvent maîtriser, les personnages cherchent l’harmonie en eux-mêmes. Ils dressent par là même – de façon implicite – un constat d’impuissance de la collectivité à assumer le bonheur des êtres singuliers. Les écrivains que nous avons cités sont encore isolés; l’avenir nous dira s’ils ne préfigurent pas la tendance dominante des années qui viennent.

L’aventure triomphante de la poésie

Depuis le XIXe siècle, et surtout à partir de 1880, la poésie s’est efforcée de s’ouvrir aux grands thèmes sociaux ou nationaux qui caractérisaient l’histoire en mouvement. Les Égyptiens B r d 稜 (1839-1904), H fiz Ibr h 稜m (1872-1952) et surtout Šawqi (1868-1932), les Irakiens Rus f 稜 et Zah w 稜 (1863-1936) manifestèrent ainsi leur volonté de faire place à un lyrisme plus authentique, sans refuser pour autant les formes classiques de la poésie arabe. Par la suite, préparée par les tentatives de l’école syro-libanaise du Mah face="EU Caron" ギar , conduite par ネal 稜l Matr n (1871-1949) et Am 稜n Rayh n 稜 (1876-1940), et par celles d’Apollo et du Diw n en Égypte, proclamée dans une série de poèmes publiés dès 1947 par les Irakiens Badr Sh kir as-Sayy b (1926-1964), ‘Abd al-Wahh b al-Bay t 稜 (né en 1926) et N zik al-Mal 稜ka (né en 1923), l’aventure de la poésie moderne a connu le triomphe malgré quelques refus et quelques résistances d’arrière-garde.

C’est au Liban et autour du Syrien Adonis (1930) que le mouvement a trouvé un élan qui allait rapidement se propager. Fondateur de deux revues, Ši‘r à laquelle devait succéder Maw qif , toutes deux publiées à Beyrouth, Adonis allait vite comprendre que le modernisme ne pouvait se réduire à n’être qu’un aménagement de structures formelles ou qu’une adaptation de la langue. En compagnie d’un groupe de jeunes poètes, il entreprenait une réflexion théorique sur les fondements et les buts du langage poétique moderne. On constate, à la lecture de ces textes, manifestes, articles ou encore ouvrages, combien les préoccupations de ce groupe rejoignent celles des poètes du monde entier depuis plus d’un demi-siècle. C’est d’ailleurs un reproche constant que l’on fait à ces écrivains d’être trop à l’écoute de ce qui se fait ailleurs. Vieux réflexe d’un ethnocentrisme jadis dominateur ou dernière flèche d’un académisme réduit aux abois? Peu importe, il est vrai que l’on se réclame volontiers de Saint-John Perse, Char, T. S. Eliot et autres Pablo Neruda ou Eluard, comme naguère on invoquait Musset, Hugo ou Byron. L’internationale du verbe en souffrance ignore les frontières. Mais ce qui est remarquable est l’adhésion à l’écriture moderne d’écrivains de pure formation arabe qui n’ont subi d’influence que très indirectement ou tardivement. Un exemple significatif est celui de l’Égyptien A ムmad ‘Abd al-Mu‘ レ 稜 ネi face="EU Caron" ギ z 稜 (1935) qui épaule Sal h ‘Abd a ル- プab r (1935-1981), lui pétri de culture anglaise, pour imposer ses choix et ouvrir la voie au volcanique Mu ムamm d ‘Af 稜f 稜 Ma レar (1937) et au souffrant Amal Dunqul (1940-1983).

Non pas d’ailleurs que tout soit homogène et s’accorde dans ce mouvement. Au-delà de la diversité des choix idéologiques, des attitudes existentielles et des singularités stylistiques, on repère un clivage entre deux registres. Le premier est celui d’une poésie de lutte et de dénonciation qui se veut porteuse d’un message immédiatement compris. Ne craignant aucun effet, poussant le lyrisme à la déclamation, allégeant la syntaxe d’une phrase qui respire au rythme de la parole, elle renoue en quelque sorte avec la vieille poésie des tribus où le poète était le chantre combattant. Nulle poésie plus que la poésie palestinienne, avec Ma ムm d Darw 稜sh (1941), Sam 稜 ム al-Q sim, Tawf 稜q Zayy d, Fa ボwa T q n..., n’illustre ce type de production.

Le second registre est celui de l’intériorité. La phrase y éclate en surprises, le sens s’y creuse jusqu’aux racines, la poésie circule dans le poème et hors de lui comme une interrogation sans cesse renouvelée adressée au mystère et à la souffrance d’être. L’écriture y atteint une telle densité qu’elle pose le problème de sa communication. Le poète s’y isole au point que sa solitude peut s’y prendre pour un détachement. Avec Adonis, des hommes comme Y sif al-Kh l, Khal 稜l H w 稜, Uns 稜 al- ネ face="EU Caron" ギ encourent ce reproche.

Cette situation mesure la résistance que la société oppose à la mutation qui affecte la fonction du poète. Chez les Arabes, celui-ci est un homme public. On comprend mal que, tenu pour le maître du verbe, il ne mette pas ce dernier au service de la collectivité, surtout si elle se sent malheureuse et se sait menacée. Il n’est pas une grande occasion où le poète ne soit sommé de comparaître, et sa déclamation doit toucher l’auditeur au cœur de son attente. Terrible exigence et dépendance harassante. Les meilleurs essaient de concilier la profondeur du langage et l’efficacité du discours. D’autres, trop nombreux, se satisfont de piètres prestations patriotiques.

Tout se trouve donc en cette poésie à l’affût, du chant populaire au langage le plus solitaire dans son abstraction. Le poème peut descendre dans la ville et fouiller sa misère, dire l’amour de femmes et d’hommes vivants qui regardent l’ombre de leurs couples sur les murs. Mais il remonte aussi le temps jusqu’aux mythes fondateurs de l’humanité. Dieux sumériens, babyloniens, déesses grecques et Christ en croix sont convoqués pour interpréter les figures du présent. Les mystiques, tels al-Hall face="EU Caron" ギ ou an-Niffar 稜, inspirent Adonis et le titre même de sa revue Maw qif .

Aux côtés des poètes cités doivent prendre place Baland ネaydar 稜, Sa’d 稜 Yusif, Jabra Ibr h 稜m Jabra pour l’Irak; A ムmad al-Magh レ pour la Syrie; A. al-Maq li ム pour le Yémen; Shawq 稜 Ab 稜 Shuqr pour le Liban. Mais, déjà, la relève s’annonce. Il faut noter en Orient les noms d’‘Abb s Bayd n, Raš 稜d ad-Da’ 稜f, ネasan D w d, Abd face="EU Caron" ィubayr, Šawq 稜 ‘Abd al-Am 稜r, Sayf ar-Rab 稜’. Au Maroc, après Ma face="EU Caron" ギギ t 稜 arrivent Ra face="EU Caron" ギ 稜’ (1948-1990), Benn 稜s et Khamm r Guann n 稜; en Tunisie ヘ hir Ham n 稜, H. Zann d et Mu ムammad al-Ghuzz 稜. Nouvelle génération dont la caractéristique principale est de se détourner définitivement de la poésie dite engagée. Le poème en prose est resté maître du terrain, et son écriture semble comme s’enfoncer en elle-même, s’efforcer de dire l’ineffable, de cerner l’indicible. Tandis que les grands aînés, tels Adonis et Darw 稜sh, donnent des textes douloureux et profonds, allant aux médiations ultimes, de jeunes poètes entament leur quête de l’espace secret où le verbe s’ouvre aux surprises du sens. Ils vivent dans le danger ou en exil, ils subissent les déchirements du monde arabe, mais leur voix confidentielle exprime pour le futur leur dur désir de témoigner. L’hermétisme dont on les accuse parfois n’exprime pas une recherche de l’afféterie ou une indifférence aux convulsions de la fin du siècle. Il marque une rupture définitive avec le discours de circonstance et une volonté de rechercher dans les méandres de l’écriture des raisons de prouver leur existence et d’imaginer un monde où elle serait légitimée.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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